Chapitre 54
La principale intéressée se reprochait tous ces changements. Comme elle ne pouvait jamais faire un pas sans que des yeux amis emplis de pitié ne la suivent, elle faisait en sorte de toujours montrer son bonheur et sa gratitude envers tous ceux qui la soutenaient. Faire naître un sourire sur leurs visages tristes et fatigués, c’était la mission qu’elle s’était fixée pour la durée de sa convalescence. Malheureusement, les nouvelles la forçaient à passer le plus clair de son temps à être celle qu’on devait réconforter, sa santé s’améliorait si lentement qu’elle-même ne parvenait pas à en ressentir le changement. Les dizaines de compléments alimentaires censés réduire ses carences et renforcer son corps semblaient inutiles. À peine pouvait-elle parler, se lever pour aller aux toilettes, faire le tour de la pièce et se rallonger sans s’évanouir, alors se battre… Elle ne voyait pas comment elle pourrait être sur pieds pour octobre, encore moins passer la journée dans un parc d’attractions à se faire marcher dessus, bousculer et, entre autres, affronter des créatures, des anciens alliés tout en tenant un petit garçon par la main. Risqué en temps normal, impossible avec un corps aussi faible. Elle ne serait même pas capable de traverser une rue sans s’effondrer au milieu.
Tout ça parce qu’elle n’avait jamais vraiment réfléchi aux conséquences de ses actes, aux vies qu’elle prenait, à celles qu’elle condamnait à vivre seules. Tout ça parce qu’il avait fallu d’un instant de sentimentalisme, d’une violente prise de conscience. Maintenant, tout était perdu. Sa magnifique confiance en elle, inébranlable, gisait en morceaux sous les draps. Joy avait beau la réconforter, sans cesse, lui rappeler qu’elle pouvait toujours racheter ses fautes, s’excuser, tout du moins faire qu’elles n’aient pas été inutiles, Zelda se le refusait toujours. Elle ressentait encore le besoin de se blâmer, de se faire payer le sang versé, au moins jusqu’à ce que quelque chose change au fond d’elle. Qu’elle retrouve cette force de conviction, cette vigueur de corps et d’esprit qui la caractérisait jusque-là. Elle en ressentait le manque jusque dans ses os.
Et puis, le regard des autres la faisait se sentir pitoyable, plus qu’elle ne l’était vraiment, sans doute. Son corps s’était certes affaibli, son appétit diminué, son esprit assombri, mais elle gardait son apparence guerrière. Le miroir la voyait amincie, pas amaigrie, sa peau ne flottait pas sur ses os, ses yeux n’en brillaient pas moins d’une santé relative, ses cheveux résistaient toujours aussi bien à la brosse. Si elle n’avait pas de force, Joy lui répétait sans cesse qu’elle avait d’incroyables statistiques en activité mentale, que pour une malade, elle ne déprimait pas, ne s’enfermait pas dans le silence - du moins plus maintenant - et que tout ça accélérait grandement son rétablissement.
Elle n’avait pas complètement tort, elle ressentait toujours un grand plaisir à l’idée de leur conversation quotidienne et ne pouvait s’empêcher de regretter que celle-ci ne dure qu’une heure. Cependant, à ses yeux, ce n’était pas assez. Le simple fait de vivre n’avait plus rien d’une évidence. Pendant de longs jours, le simple fait de respirer lui avait coûté bien plus que sa mobilité. Et les nouvelles de l’extérieur qui lui parvenaient lui donnaient presque envie de ne plus jamais sortir de son lit. Entre l’impassibilité du gouvernement, le calme inhumain de la population et les dissensions qui naissaient au sein même de leur organisation, Louis qui sombrait dans la folie, elle ne parvenait plus à trouver une bonne raison de rester en vie, surtout si elle devait rester immobile et faire le moins d’efforts possibles jusqu’à la fin de ses jours. Plutôt mourir que de jouer les princesses en détresse pour que quelqu’un débarque avec un remède secret qui lui permettrait de faire ce qu’elle avait toujours pu faire.
Franchement, elle avait de quoi être au bord de la dépression et pourtant. Le niveau de ses constantes atteignait des sommets inattendus, qui autrefois restaient inatteignables. Son bonheur ne faisait aucun doute pour Joy. Mais pour Zelda, il n’y avait rien de moins sûr. Elle en doutait d’ailleurs sérieusement, au point d’hésiter à répondre à ses appels et de rester de longs moments silencieuse, perdue dans ses pensées. Tant qu’elle ne serait pas parvenue à une réponse qui la satisferait, elle avait décidé de n’en parler à personne.
Evidemment, si c’était son plan, rien ne pouvait se passer comme elle le voulait. En moins d’une semaine, tous ses amis étaient déjà parvenus à la conclusion qu’elle leur cachait quelque chose. Pour Joy, non seulement la question avait été clairement discutée le soir-même où Zelda avait pris sa décision, mais en plus elles s’étaient chamaillées comme des enfants. Rien de sérieux, certes, mais la nervosité de la malade et la fatigue de sa partenaire avaient fini par faire naître des étincelles. Etincelles qui se seraient changées en incendie brûlant si leurs visages s’étaient trouvés l’un en face de l’autre. Auraient-elles craché ou se seraient-elles embrassées, la question se posait toujours sans qu’aucune d’elles ne propose de réponse satisfaisante. Tout comme elles ne parvenaient pas à tomber d’accord sur celle du bonheur.
Simplement, elle ne parvenait plus à rejeter cette image que les autres avaient d’elle. Elle, une héroïne ? Et puis quoi encore ? Elle avait consacré sa vie à refuser leur existence et maintenant, on lui sait qu’elle en était une ? Qu’elle mériterait un peu de reconnaissance pour tous les gens qu’elle avait tués ? Que les morts qu’elle avait causées, tout ce sang qui coulait de ses mains, ses vêtements tâchés, ses cicatrices la hissaient sur un piédestal qu’elle haïssait ? Comment pouvait-on considérer un meurtrier comme quelqu’un de fondamentalement bon, généreux ?
Son frère avait raison, finalement. Un monstre. Voilà ce qu’elle était. Voilà ce qu’elle incarnait. Tout ce qu’elle avait fait, quelle que soit la raison, la conduisait sur ce chemin qui n’avait aucun sens. Celui de ce que les autres appelaient héroïsme. Celui qu’elle appelait méprisable. Oui, méprisable. Ce mot lui convenait parfaitement. Entêtée, enchaînée, incapable d’agir autrement que par la violence… Zelda la guerrière. Zelda la meurtrière. Zelda, martyr et fière. Et ça, non, elle le refuserait quelle que soit la récompense. Même si sa vie, si chacun de ses actes devait mener à sa mort glorieuse et qu’elle devait être enterrée avec les honneurs, si rien ne changeait de son vivant, si elle s’était battue en vain, elle aurait préféré ne pas vivre. Malheureusement, elle n’y pouvait rien. Enfin, si, elle pouvait décider de mourir maintenant, mais qu’est-ce que ça changerait ? Combien déjà reposaient six pieds sous terre à cause d’elle ? Combien les suivraient d’ici à ce qu’on l’enterre à leurs côtés ?
Elle ne voulait plus tuer. Et elle ne voulait pas non plus être tuée. Pourtant, on le lui demandait. Ici, héroïne sanglante, là-haut meurtrière stoïque, fêtée parmi les hommes des cavernes, haïe par ceux de l’ère numérique. Douce ironie d’une vie qu’elle regretterait presque d’avoir vécue.
Ou pas. Après tout, elle seule décidait du sang qu’elle répandait.
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