Là où la lumière n'arrive pas

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Elle s’avança lentement vers les formes imposantes qui respiraient faiblement. L’atmosphère s’étant dégagée, elle put distinguer l’interrupteur sur le mur le plus proche. Les lampes hésitèrent un instant, mais elles finirent par suffisamment éclairer pour que Zelda puisse distinguer clairement ce qu’elle cherchait. Des adultes, affalés sur des matelas de fortune aux draps dépareillés et à moitié fondus dans l’obscurité, de gros tas de graisse et de viande, de vagues formes qui ne méritaient même pas le nom d’être humain, au milieu de draps sales. Ses yeux plissés scrutèrent les environs. Aucun signe de vie, aucune forme mouvante. Rien que l’horrible silence immobile, figé, criminel.

Ses yeux s’enflammèrent. Elle fit balancer sa lame et, sans la moindre hésitation, leur ouvrit la gorge. Enjambant leurs corps sans la moindre once de remords, elle tendit l’oreille, à la recherche de bruits pouvant trahir la présence de victimes. Quelque chose lui disait que le coin le plus éloigné d’elle et des monstres offrait ce qui pouvait le plus ressembler à un sanctuaire. En effet, à cet endroit, une fine ombre se détachait à peine dans la brume toxique. Elle baissa sa lame et s’approcha doucement, la lumière jouant sur son corps. Il lui sembla que la silhouette reculait, qu’elle tentait de se cacher, comme si elle avait voulu disparaître, en se faisant plus petite qu’elle ne l’était déjà, acculée dans son coin, entre ces deux murs délabrés.

Elle s’arrêta à mi-chemin, lui souriant dans l’obscurité. Le voyait-il ? Elle n’aurait su le dire. Était-ce ce sourire sa présence qui l’effrayait ? L’enfant se recroquevilla encore plus, sans cesser de s’éloigner, tandis qu’elle s’agenouillait et murmurait les seuls mots qui lui parurent pouvoir le rassurer.

- Tout va bien, ils ne te feront plus de mal. Je suis de ton côté, petit, tu n’as pas à avoir peur.

Un gémissement lui répondit tandis que la forme à laquelle elle parlait se recroquevillait un peu plus dans son coin, visiblement peu rassurée par ses mots, mais plus près de pleurer que de se jeter sur elle avec une arme. Cette vision ne fit qu’élargir son sourire et sa voix, adoucie, résonna dans la pièce. Elle tendit la main dans sa direction, sans qu’il ne réponde.

- Tu as tout ton temps, je te protègerai, lui assura-t-elle d’un ton maternel qu’elle n’avait pas entendu depuis des années. Quand tu te sentiras prêt, je t’accompagnerai dehors. Tu ne risques rien, d’accord ? Avec moi, tu es en sécurité. Si je peux faire quoi que ce soit, dis-moi…

Elle se laissa tomber à côté de lui, silencieuse. Elle n’avait jamais été dans sa situation mais elle plaignait cet enfant. Quoi qu’il se soit passé ici - et elle l’imaginait très bien - ce n’était pas adapté pour lui, ni pour qui que ce soit d’ailleurs. Le nuage de drogue se dissipait peu à peu, dévoilant une scène qui n’était pas plus convenable. Il fallait qu’elle l’éloigne, mais si elle le faisait sans son consentement, elle risquait de lui faire plus de mal que de bien. Elle attendit quelques instants, laissant son regard se promener sur la salle qui s’éclaircissait, puis une petite main attrapa ses vêtements.

- S’il-vous-plaît…

Elle ne se départit pas de son sourire et préféra s’approcher doucement pour le prendre dans ses bras. Une vague de souvenirs la frappa violemment lorsqu’elle confirma que c’était un petit garçon. Elle resta crispée, la mâchoire serrée, l’enfant dans les bras, incapable de respirer. La nostalgie l’envahit, la submergea, la noya un instant. Il lui suffit d’une grande respiration pour se reprendre. Elle ne pouvait pas se laisser aller.

Tout en veillant à ce que son protégé ne voit rien de la scène de crime qu’elle avait provoquée, elle sortit d’un bon pas, sa lame à la main. Elle dépassa les deux hommes qui la regardaient, éberlué, l’enfant dans les bras. Elle hésita à les épargner. Cependant, elle lisait dans leurs yeux qu’ils ne la laisseraient pas faire. L’un avait sans doute une arme à feu qui n’attendait plus que les ordres. Elle soupira et serra l’enfant contre sa poitrine, cachant à sa vue sa lame qui chantait dans l’or du matin et sa rosée écarlate.

Zelda prit la direction de son point de rendez-vous. Ils respiraient enfin un air sain. La jeune femme retrouva ses esprits mais ses mains tremblaient toujours alors qu’elle tenait ce corps frêle et fragile. Assaillie par ses souvenirs, elle craignait de le laisser tomber, de fuir, loin, très loin. De ne pas pouvoir assumer ses souvenirs. Pourtant, son cœur battait. Son cœur battait au rythme de celui qu’elle serrait dans ses bras. Son cœur battait avec l’énergie du désespoir.

Cependant, ce n’était pas la première fois qu’elle était témoin de ce genre de scène. Lui, au contraire, en resterait probablement marqué jusqu’à la fin de ses jours. Elle baissa les yeux vers son visage et, devant ses pupilles vides, renonça à lui poser des questions trop difficiles.

- Comment tu t’appelles ? lui demanda-t-elle doucement.

- Kazumi… Kazumi Nakahara…

- D’accord, Kazumi. Est-ce que tu peux me dire où tu habites ? Tes parents doivent s’inquiéter…

Il ne lui répondit pas. Dans son regard, un éclat qu’elle avait déjà remarqué auparavant lui faisait craindre qu’il ne se détruise, par la peur, par la violence. Comme si ses émotions pouvaient le rendre fou, détruire son esprit d’enfant, le changer en quelque chose d’horrible. Le choc de ce qu’il venait de vivre en était sans doute la raison, du moins l’avait-elle cru jusque-là. Et puis, avec cette question, elle comprit que ce n’était pas la terreur mais la colère qui donnait à ces yeux cette puissance effrayante. Son expression changea du tout au tout. Les larmes qu’il retenait coulaient maintenant sur ses joues et, visiblement, elles ne voulaient pas s’arrêter.

Elle vérifia les alentours et s’autorisa une pause sur le bord brisé d’un trottoir. Elle l’assit sur ses genoux, où il se roula en boule contre sa poitrine.

- Hé… Tout va bien, Kazumi, tout va bien. Tu es en sécurité avec moi, d’accord ? Dis-moi, est-ce que tu peux me montrer ta maison ? Il doit bien y avoir quelqu’un qui s’occupe de toi ?

- Je veux pas retourner là-bas ! protesta-t-il violemment, la repoussant et tentant de se relever tant bien que mal. Sa voix montait dans les aigus. Je veux pas ! Ils me font du mal ! Ils sont méchants ! Je les aime pas ! Je veux pas ! Madame, me ramenez pas là-bas !

- D’accord, d’accord ! répéta-t-elle pour le calmer avant qu’il ne se blesse, tout en se disant que vraiment, ce n’était pas une réaction habituelle. Mais tu sais, il faudra quand-même que je leur dise que tu vas bien, ils sont sans doute en train de te chercher.

- Je m’en fiche ! continua-t-il à crier, ses petites mains la repoussant de toutes leur force. Je les déteste ! Ils sont méchants ! De toute façon, ils voulaient que je meure !

- Qu’est-ce qui te fait croire ça ?

- C’est eux qui m’ont abandonné ici ! Ils m’ont jeté de la voiture et ils sont partis ! Ils…

- J’ai compris, soupira-t-elle, consciente que cette histoire allait probablement lui attirer plus de problèmes qu’elle ne pouvait en gérer. Mais tu vas devoir en parler à la police, tu sais ça ? Parce que je ne peux pas te ramener chez moi.

- Je veux pas voir la police !

- Tu n’auras pas le choix. Quelqu’un va bien finir par se rendre compte que tu as disparu et je vais avoir des gros problèmes si je ne dis pas que c’est moi qui t’ai trouvé.

- Je m’en fiche ! Je veux pas voir la police ! Ils vont juste me faire rentrer à la maison et je veux pas !

- Je t’emmène voir la police, je ne peux pas prendre…

Elle déglutit péniblement. Non, elle ne pouvait pas prendre ce risque. Être vue entrant dans un commissariat allait aussi lui attirer des ennuis. Et puis, elle n’était partie que depuis une heure ou deux, elle ne pouvait pas se permettre de revenir aussi vite pour demander conseil au Boss. Il faudrait qu’elle en touche deux mots à son informateur. Mais s’il le voyait, elle le mettrait autant en danger qu’elle l’était et ça, elle ne pourrait pas le supporter.

Un soupir souleva sa poitrine pendant qu’elle-même se relevait, l’enfant contre sa poitrine.

- Tu ferais mieux de dormir un peu, tu sais. Ça te fera du bien.

- Je veux pas !

- Je peux te raconter une histoire si tu veux, comme ça tu feras de beaux rêves.

- Je suis trop grand pour les histoires.

- On n’est jamais trop grand pour les histoires. Fermes les yeux et écoutes-moi. Il était une fois…

Il s’endormit lorsqu’elle rentra dans l’enceinte connectée. Si la nuit, les ruines avaient un air de décor de film d’horreur, la campagne à la lueur du matin semblait plus axée sur la science-fiction, avec ses fenêtres à l’apparence holographique et ses dômes protecteurs autour des maisons. Ce nouveau système anti-intrusion était bien futile, mais il restait dissuasif. Il était supposé empêcher toute personne non enregistrée de s’approcher à moins de dix mètres de votre propriété, cependant la majorité représentait simplement des illusions, menaçantes, mais inoffensives. INRIS avait eu des problèmes avec la justice à cause de ce dispositif, qui empêchait la plupart du temps les gens de marcher sur le trottoir ou de porter secours à un voisin.

Zelda traversa sans encombre les champs de céréales entourant la ville et retrouva avec plaisir son informateur et chauffeur de taxi personnel, qui devait l’attendre depuis un certain temps. Il était à son service depuis des années, sans raison particulière, même si elle supposait que les apparences n’y étaient pas pour rien. Mais ce fut la première fois que, malgré la douce lumière du jour, il ne la vit pas arriver. Et il s’en étonna tout autant qu’elle lorsqu’elle fut contrainte à toquer à la vitre pour qu’il lui ouvre.

- Mademoi…

- Chuut ! souffla-t-elle, un doigt sur la bouche.

- Pardon, mais… chuchota l’homme qui ne quittait pas l’enfant des yeux. Il est à vous ?

- Pas vraiment… Roulez, Bob, je vous expliquerai sur la route.

Il tapota le tableau de bord lumineux et demanda à la voiture de commencer le trajet. Le volume de la voix préenregistrée fit sursauter la jeune femme.

- Destination : Chez mademoiselle Carmen.

- Moins fort ! lui intima-t-elle à mi-voix.

La voiture ne répondit pas et se mit en route.

- C’est une situation particulière, commença-t-elle prudemment. J’aurais besoin que vous me déposiez devant un commissariat.

L’homme appuya brutalement sur la pédale de frein et les planta au milieu de la route. En un éclair, Zelda, la main sur sa faux, avait glissé sa lame sous la gorge du conducteur tandis qu’il pointait un pistolet sur elle.

- Ne m’obligez pas à faire ça, murmura-t-elle entre ses dents.

- C’est un acte de trahison que vous me demandez, je n’y peux rien. Croyez-moi, si je pouvais éviter…

- On dirait que vous n’attendiez que ça. Comme si vous croyiez aux rumeurs. Comme si j’étais vraiment ce genre de personne. Laissez-moi au moins une chance de m’expliquer et vous verrez que vous êtes en train de faire une énorme erreur.

- Je vous préviens, il est de mon devoir d’éliminer tout agent susceptible d’être double.

- Dîtes-moi que vous ne me considérez pas comme suspecte, s’il-vous-plaît. Pas après tout ce que j’ai fait pour l’Organisation.

- Prouvez-le-moi.

Les armes les menaçaient l’un et l’autres, leurs regards se croisèrent un instant. Puis Zelda lui rapporta la situation actuelle. Elle passa les détails, préférant les images aux mots, sans en prononcer aucun qui puisse être suffisamment clair pour que l’enfant, s’il l’entendait, ne réagisse. Lorsqu’elle eut fini, l’arme pointée sur son front s’abaissa et elle-même rangea la sienne.

- Je ne dirai rien, mais je ne ferai rien non plus. Je vous emmène en bas de chez vous et je m’en vais. Faîtes ce que vous voulez mais ne m’impliquez pas.

- Très bien. C’est votre choix.

- Et j’imagine que vous savez qu’il n’est pas… normal ?

- Hmm ?

- Ben… Il a les cheveux blancs… Et sa peau…

- Il est albinos, oui, répliqua-t-elle d’un ton acide. D’autres remarques déplacées ? Sinon taisez-vous et regardez la route.

Le reste du trajet se passa en silence. Zelda était fatiguée, la situation l’énervait, elle avait l’impression de ne pas être la bienvenue. Elle sentait bien qu’elle allait faire une erreur en déposant l’enfant qui dormait. Aucun des deux ne voulait le réveiller et le silence qui les entourait était trop lourd pour qu’ils ne décident d’eux-mêmes de le briser. Aussi, lorsqu’ils eurent traversé la campagne et la ville pour arriver dans le quartier calme de la capitale où la jeune fille résidait, personne ne dit un mot. La portière de la voiture claqua silencieusement. Tous deux s’éloignèrent, l’un dans sa voiture, l’autre en restant debout, sur le palier de l’immeuble.

Zelda inspecta son reflet dans la façade en verre. La tâche de sang qui s’étalait sur la manche droite de son sweat n’avait rien de discret. Avec un soupir, elle commença à gravir les marches qui menaient à son appartement.

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