- VI -
Depuis la voûte céleste imploraient, couraient, combattaient, des entités immuables tracées par les divinités. Aveugles aux mortels qu'elles dominaient, leur ronde envahissait tout le cosmos et accompagnait la course de l'Éternel. Pourtant, elle échappait à Sünghya, Irya et Zyr, occupés à leurs propres affaires : les heures défilaient dans une totale indifférence. Les langues se déliaient ; ils devenaient plus ouverts, plus enthousiastes. Leurs échanges s'allongeaient, ponctués par les sourires et les anecdotes amusantes.
Passionnés par leurs joyeux bavardages, aucun n'eut le réflexe de guetter l'extérieur : au-dessus des hauts remparts, Ouràan se défaisait de sa robe onirique, et la remplaçait par sa tunique océan percée du joyau nitescent.
Sünghya, le premier, ressentit l'approche d'un nouveau nycthémère. Il s'apprêtait à partager l'un de ses récits, avant qu'une sensation d'étouffement l'envahisse. Son cœur rata un battement, sa parole se figea, puis l'engourdissement lui ôta forces et sens ; un calvaire déjà éprouvé des milliers de fois.
Ses compagnons remarquèrent presque aussitôt son changement d'attitude, et la raison ne leur échappa pas. Ils se tournèrent vers les fenêtres ; les raies orangées qui s'en déversaient confirmèrent leurs soupçons.
Le lever du jour approchait : le maître flamboyant ne tarderait plus à gouverner le Firmament, et chasserait les monstres des terres purifiées par sa lumière.
- Je suppose qu'il est temps pour moi de vous quitter.
L'annonce de Sünghya sonna le glas de leur discussion privée ; rétabli, il ravalait son ressentiment, mais Irya connaissait la lassitude qui le grignotait. Elle s'avança et le réconforta d'une main compatissante : son contact gela le sang de ses doigts, entourés par un froid mortel. Elle ne se retira pas, réchauffant son ami d'un sourire que la chasseresse souhaitait authentique.
- Reviens dès que nous aurons terminé, d'accord ?
Sünghya accepta, moins sinistre, avant de se tourner vers Zyr qui les rejoignait.
- J'ai apprécié notre conversation. Même si je n'avais pas prévu de me montrer, merci de m'avoir invité. Et pardon de t'avoir menacé.
- Vous n'avez rien à vous reprocher, mon seigneur. Je suis honoré d'avoir eu la chance de converser avec vous. Sachant que nous ne nous reverrons certainement plus jamais, je vous dis adieu et prie pour que les grâces d'Anágkē illuminent votre chemin.
Sur ses paroles, Zyr s'inclina humblement ; Sünghya le remercia. Le monstre s'éloigna des humains qui l'entouraient, jusqu'à disposer d'un espace suffisant. Alors seulement, il ferma les yeux ; libéra son énergie pour la mêler aux ombres. Elle franchit ses barrières telle une rivière en furie, et se déversa vers l'extérieur. Toutefois, il prit garde à contrôler son flux pour épargner les autres occupants. Malgré ses mesures, elle souleva une puissante bourrasque qui vint frapper le vieil homme et l'adolescente. La chaleur environnante fut aspirée, les chandelles moururent et une secousse traversa leurs corps.
La pénombre se renforça ; les ombres éparpillées sur le sol et les murs frémirent. Elles s'étirèrent vers celui qui les invoquait. L'obscurité atteignit les pieds de Sünghya, et une violente léthargie le frappa. Il s'affaissa mais resta debout, ses vêtements et ses cheveux agités par un vent inexistant.
Inquiet, Zyr faillit s'avancer ; Irya l'en empêcha puis appuya sa mise en garde d'un signe de tête. Le vieil homme obtempéra à son avertissement et observa sagement.
Une abominable puanteur se répandit partout dans le salon. Plus repoussante que le soufre ou un cadavre en putréfaction, plus affolante que celle de la fumée ou du sang : l'odeur des ténèbres. Elle parvint aux spectateurs restés dans la pièce ; les relents retournèrent l'estomac du doyen. Sa main se porta par réflexe sur sa bouche pour éviter tout incident. Le miasme brouillait sa vision ; ses yeux pleuraient des larmes corrosives. Sa peau le démangeait, comme dérangée par des vers se tordant dans sa chair. Une peur foudroyante hurlait dans son esprit ; ses jambes l'imploraient de fuir, aussi loin que ses forces lui permettraient.
Et il l'aurait fait, si Irya ne le retenait pas fermement sur place.
Peu à peu, une émanation brumeuse s'élevait autour de Sünghya. Elle se divisa en une multitude de vrilles ; elles enroulèrent grossièrement ses membres pendants. Lorsqu'il n'y eut plus la moindre parcelle de peau à recouvrir, l'amas formait une silhouette vaguement humaine... qui se déchira en misérables lambeaux.
Sans attaches, ils tombèrent en poussière et s'effacèrent.
Quant à leur prisonnier, il s'était évanoui dans les airs.
La sombreur se retira, repoussée par le jour naissant. Là où se tenait Sünghya ne subsistait qu'une marque noire. La souillure ne s'attarda pas ; elle reprit son aspect originel, et rampa à sa source.
Le voilà retourné aux ténèbres.
Il n'en reviendrait pas avant qu'Irya ne quitte le village.
En contemplant avec nostalgie l'espace vide, Irya espérait que cette histoire soit vite réglée, afin que son partenaire n'ait pas à s'y terrer plus que nécessaire. Elle détestait qu'il doive partir. Il en allait de sa survie, mais Sünghya supportait difficilement de s'exiler dans l'Autre-côté. Combien de fois l'avait-il maudit et péjoré ? Bien plus que ses doigts pouvaient compter.
Zyr ignorait quoi dire. Jamais auparavant il n'avait observé de si près le retour d'un monstre dans les ombres. Il ne se douta pas que cela puisse tellement le troubler ; son corps tremblait toujours après s'être autant approché de la folie. Sa bouche s'ouvrit et se ferma plusieurs fois, avant qu'il ne récupère sa voix :
- J'avoue qu'assister à ceci est assez... assez...
Le terme lui échappait. La chasseresse, elle, en trouva un qui reflétait plutôt bien la situation.
- Perturbant ?
Le chef ne pouvait qu'approuver son adjectif ; c'était le jugement d'un homme, mais quelle horreur d'être forcé à plonger en une telle calamité ! Il commençait à compatir au sort peu enviable du monstre, puis un bâillement étouffé lui parvint. En se tournant, le vieil homme vit des larmes perler au coin des paupières d'Irya, et les poches violettes qui creusaient son visage.
- Allez dormir, lui proposa-t-il aimablement. Je préviendrai ceux qui vous hébergent de vous laisser la matinée.
Irya réfléchit brièvement à sa proposition, pesa le pour et le contre, puis céda. Zyr ne rendrait pas son verdict dans l'immédiat ; elle pouvait se permettre de se reposer. Avec un certain soulagement, la voyageuse s'excusa auprès du chef et sortit de cette maison.
Dehors, l'astre céleste embrasait à peine l'horizon ; toutefois, il caressait agréablement la peau de la jeune fille, et l'entraîna plus loin dans la somnolence. Elle monta les marches incrustées dans la roche et emprunta la voie de gauche. En chemin, Irya croisa quelques lève-tôts, souvent des femmes emportant le linge et des bergers ; ils lui souhaitèrent la bonne journée. La fatigue l'étiolait de trop, et ce fut un miracle qu'elle parvînt à les entendre et à bredouiller une salutation polie.
Nul ne doutait que leur chef lui avait volé sa nuit ; ils rirent gaiement à propos de son défaut bien connu.
La chasseresse s'enfonça dans la bâtisse qui servait d'auberge, tourna dans les couloirs et arriva par chance devant sa chambre. Encore cinq pas, et Irya s'effondrait maladroitement dans son lit, ses muscles devenus coton. Sa tête frappa l'oreiller ; inconscience. L'instant d'après s'échappaient d'elle de faibles ronflements.
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