- VI -
La victoire impérieuse d'Irya entraîna la disparition de la ceinture de ténèbres qui opprimait le village. Progressivement, les dernières lueurs du crépuscule nettoyaient l'environnement du poison stagnant qui vivifiait la pénombre ; de bouillonnante, elle redevint statique et discrète.
En parallèle, les forces de l'oiseau déclinaient, la flamme de sa vie prête à s'éteindre.
Réduit en un vulgaire gâchis désarticulé, ce n'est que par ses grincements désincarnés qu'on le savait vivant. Mais eux-mêmes s'affaiblissaient, témoignant de sa fin inexorable.
Incapable de s'y soustraire, la malédiction qu'était son existence lui refusait une mort facile. Elle condamnait le volatile à un éprouvant tourment interne avant de l'entraîner dans les Limbes, les restes corrompus de son âme à jamais effacés de l'existence. Aucun retour en arrière n'était jamais accordé, comme les regrets.
En de telles circonstances, le geste le plus charitable auquel Irya aurait pu consentir serait de l'achever : un tir bien ajusté y suffirait amplement. Cependant, accroupie devant elle, l'adolescente se contenta de plonger profondément ses yeux émeraude dans ceux de la bête mourante, perçant sans mal l'opaque obscurité qui voilait son regard. Nul n'osa déranger ses pensées préoccupées, car l'héritière de Thÿr-Nog n'était pas laissée seule ; à sa suite, son ami transformé vint la rejoindre d'un pas gauche. Précautioneusement, il s'allongea de tout son long auprès d'elle, nettoyant et léchant ses plaies avec diligence.
Derrière eux, tous les villageois valides occupaient la place. Le danger en apparence écarté, ils dégageaient les décombres à la recherche de survivants. Au début, la majorité avait pensé retrouver après la bataille des cadavres méconnaissables, écrasés par le poids des plateformes renversées et des luttes. Aucun ne le dit ouvertement, mais chacun le pensa en lui.
Cependant, la tempête maintenant passée, on entendait jaillir d'un peu partout des appels à l'aide étouffés, démentant leurs terribles craintes. Une fois localisés, les gros bras bataillèrent durs et, bientôt, les premiers sinistrés furent dégagés : indemnes. Immaculés de toute trace de traumatismes physiques, de fractures, de bleus.
Les suivants se révélèrent tout aussi chanceux, et le sauvetage s'acheva sans dégâts, ni affreuses découvertes.
Ce prodige insensé ne fut pas discuter ; l'euphorie des retrouvailles gagna les villageois, soulagés du poids de l'angoisse. Toutefois, cet instant d'insouciance ne dura pas, car on se rappela très tôt que sept des leurs avaient été emportés. Et parmi eux, l'une avait été grièvement blessée. Sous les directives des aînés, on emmena les rescapés et plus jeunes à l'abri dans les souterrains.
Malgré les suppliques et les tentatives de la raisonner, celle que l'on bandait refusait de bouger. Son expression atone et endeuillée empêchait ses bienfaiteurs de la forcer à obéir. Par l'absence marquante du petit Fiin normalement à ses côtés, ils comprirent très tôt ce qui était arrivé. Et ceux qui partageaient cette souffrance ne tardèrent pas à former à ses côtés un large cercle, pleurant sans fin.
Nydia - car c'était elle - avait versé trop de larmes, et sa gorge rendue muette avait trop servi. Alors, logées au creux de leurs bras, ses lèvres tremblantes se chargèrent de communiquer son chagrin au monde.
Un autre groupe se joignit bientôt à eux. Habitués au maniement de l'arc et de la lance, les membres surveillaient le monstre responsable de leur malheur, de même que celui se reposant paisiblement près de la chasseresse. Sünghya ne leur accorda qu'une brève attention, juste pour vérifier qu'ils resteraient en retraite. Après quoi, il s'en désinteressa.
Enfin, Zyr arriva le dernier.
À peine arrivé à la sortie, le vieil homme essouflé se maintint à l'une des poutres du tunnel, tant prit par la fatigue après sa course que perturbé par le paysage.
Sans jeu de mot, il ressemblait à s'y méprendre aux conséquences de la colère d'un géant, avec des pans de murs écroulés et la destruction générale. Face aux désastres qui se profilaient, il se hâta auprès des siens avant de brusquement se raviser. La simple écoute de leurs lamentations le prévint que le plus grave avait eu lieu et, à contre-cœur, Zyr s'écarta.
Qu'importe que sa conduite paraisse insensible, son rôle l'incombait de garder la tête froide, surtout dans ce genre de situation. Quant bien même... en rejoignant ceux qui les avaient débarrassés de ce fléau, l'émotion lui arracha un sanglot silencieux.
Sourd aux avertissements qu'on lui lança, le chef brava la ligne imaginaire qu'aucun n'osait franchir et s'approcha de la bête qu'il croyait connaître. À tout hasard, l'érudit songea en s'avançant à un vieux proverbe bien connu.
Voici ce qu'il disait : « Qu'il soit dieu, qu'il soit démon, qu'il soit mortel, qu'il soit élémentaire, l'Asura coquet ne manque pas de costumes pour plaire. »
L'ancien fut troublé que l'adage s'avére si juste, malgré son ton satirique : tous ces points différenciaient tant l'homme et la bête, pourtant une unique personne. Car contrairement au charmant jeune garçon au rire facile, aimable, assis sur un coussin à savourer un thé préparé par ses soins, cette apparence-ci rendait mieux justice à sa terrible légende.
L'assemblage parfait entre le féroce lupidé et le félin royal. Ainsi mêlés, les meilleurs atouts de ces animaux lui donnaient un aspect redoutable, tout en lui conférant une certaine beauté prédatrice. L'élégance et la finesse de ses formes proportionnées contrastaient avec son gigantisme hors norme. Sous son pelage fauve aux rayures roussies roulaient des muscles saillants. Les longues oreilles sombres de sa tête étaient complétées de fins pinceaux et dépassaient de sa volumineuse couronne jaune poudré. Hypersensibles, elles tressautaient au bruit le plus infime et pivotaient indépendamment l'une de l'autre.
Tout chez lui inspirait à la peur, de l'aspect jusqu'à l'odeur.
Et quel odeur ! Quant dire ? Puissante, intimidante et sauvage. Cette senteur convenait parfaitement à son porteur. À quelques pas de lui, Zyr en éprouva des frissons désagréables et se retint de trop l'inhaler.
Les poumons douloureux à restreindre son souffle, l'érudit ralentit sa marche pour s'annoncer.
- Sei... Seigneur, excusez-moi...
Comme un, les pavillons triangulaires convergèrent dans sa direction.
L'estomac noué, le chef ne bougea plus et se surprit à respirer vite lorsque le Karan darda sur lui ses pupilles incandescentes. Il se sentait si insignifiant et fragile. Devant ses crocs carnassiers et des pattes meurtrières, Zyr s'efforça de les ignorer - entreprise bien ardue.
À la place, il se concentra sur son souvenir, et le juxtaposa à la bête.
Ce costume-ci le rassura, assez pour reprendre parole.
- Je... Vous nous... Ce que vous avez fait pour nous...
Il voulait tant dire, rendre hommage à sa générosité. Pourtant, les mots lui échappèrent, aucun à la hauteur de ce qu'il souhaitait exprimer.
Faute de mieux, Zyr courba le dos et s'inclina très bas, invoquant tout le respect dont lui et son dos usé étaient capables. Les oreilles du monstre remercié se penchèrent plus en avant, puis retombèrent mollement. À mi-chemin entre l'amusement et l'ennui, Sünghya souffla sur lui avec son nez ; surpris, le doyen se redressa. La proximité involontaire lui permit de vérifier le mufle mutilé déjà en voie de guérison. Le sang ne coulait presque plus et formait un agglomérat de croûtes sèches. De cette découverte, Zyr éprouva autant de sympathie que d'étonnement.
Un halètement d'Irya mit un terme à leur courte interaction. Ils découvrirent ses doigts crispés, épousant soigneusement le bec pourpre fendillé de l'oiseau.
- Par tous les vents d'Ivahl, c'est bel et bien un Rokh, souffla l'adolescente, blême par le choc et la désolation.
- Qu-Que dites-vous là ? haleta Zyr.
Sünghya gronda violemment ; nombre de spectateurs sursautèrent et un brouhaha alarmé s'éleva, qu'une tranquille intervention de leur chef apaisa. Contrairement à ce que laissaient sous-entendre ces signes d'agressivité, le Karan resta couché. Néanmoins, les mouvements erratiques de ses vibrisses et de sa queue élancée trahissaient sa profonde agitation.
Une fois assuré du calme de la foule, le vieil homme contourna prudemment le monstre furibond et prit place aux côtés de la chasseresse.
- Ceci ? Un... Un Rokh ? répéta-t-il en contemplant le rapace étendu dans la gloire de sa déchéance. Impossible !
Il considéra la créature.
Grosse comme un gargantros, elle dépassait trois cabanes construites côte à côte. Les échasses squelettiques qu'étaient ses pattes supportaient trois doigts, dont un hallux à l'effroyable griffe en faux. Sans mention du cou à moitié arraché, son plumage était un désastre, conséquence des gifles infligées par le Karan. Les phanères épais de sa bouche, cabossés, tordus et mal agencés, évoquaient tristement une paire de ciseaux cassée.
- Impossible.
Zyr refusait de croire cela, que cette créature qui les avait attaqués était l'un des oiseaux divins, protecteurs de ces contrées. Jamais ils ne se montraient aux mortels, sauf si nécessaire, et uniquement avec des intentions bienveillantes, contrairement à cette engeance maudite. Leur rutilante livrée aux bordures argentées était parée de merveilleux bijoux. De sa calotte huppée au bec, un fin et léger voile en soie recouvrait l'avatar des forces spirituelles du désert.
Cette chose déshonorante, nue et repoussante, ne ressemblait en rien à cela.
Devant le scepticisme du vieux chef, la jeune fille prouva ses dires. Avec précaution, elle déplaça la main qui caressait le maxillaire supérieur de l'oiseau. Là, entre les narines creusées, son ongle frôla une pierre mauve brisée, si petite et foncée qu'elle se fondait dans la masse. Zyr plissa les yeux pour distinguer ce qu'Irya lui désignait, et quand il l'aperçut, à son tour, son sang gela.
- Vents et tempêtes, est-ce un cauchemar... ?
Annotations
Versions