L'ombre de nos souliers (3)

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Anna se baissa pour chausser ses souliers. Avec appréhension.

C'étaient bien les mêmes que précédemment, rouge cerise, des talons jusqu'à la pointe. Elle ne constatait aucun changement mais n'osait le dire, pour ne pas contrarier le cordonnier qui s'était donné tant de mal pour elle.

C'est alors que le cordonnier l'invita à les étrenner, de quelques pas. Anna s'exécuta. Et écarquilla les yeux :

Au bout de ses souliers, son ombre avait drastiquement rapeti sous l'effet d'un régime éclair. Elle ne s'étendait plus sur les murs, ne la couvait plus de son ombre étouffante. C'est bien simple, elle n'était plus que l'ombre d'elle-même.

Anna s'étonnait à grands cris ravis tandis qu'elle virevoltait sur ses pieds, devenus bien plus légers qu'ils ne l'avaient jamais été. Le cordonnier avait-il plié et replié l'ombre ombrophage pour la coudre de force sous ses souliers ?

— Je ne suis pas un magicien. Seulement un simple cordonnier qui sait cerner les gens en cernant leurs souliers. On ne trouve plus de cordonnier aussi facilement qu'avant. Les gens ne donnent plus leurs chaussures à réparer. Une fois usées, ils préfèrent les jeter.

Pour prendre soin de leurs chaussures, ils faudraient déjà qu'ils acceptent de se courber, de se baisser avec humilité et douceur pour les regarder. Qu'ils réapprennent simplement à tout contempler de haut. Mais ils préfèrent se concentrer sur ce qu'ils ont sous leurs yeux. C'est-à-dire, pas plus loin que le bout de leur nez. Pas le temps de se baisser, et quelle marque de faiblesse !

Alors tu penses bien que, si leurs propres pieds ne les intéressent pas, ils n'auront pas le moindre soin pour les pieds des autres ! Au contraire, ils ne manqueront jamais une occasion de s'en moquer. Ils ne verront jamais combien leurs propres chaussures sont fragiles et toutes crottées. Ils ne constateront leur inutilité que lorsqu'ils commenceront à boitiller. Et jamais avant.

Tout ce qu'il fallait aux tiennes, c'était une attention toute particulière, une considération que personne ne leur accordait. Pas même toi. La peur s'est nichée dessous parce qu'ils la nourissaient. Maintenant que tu as changé de chaussures, tu as pris le temps de les observer avant de te chausser. On aborde la vie avec la vision qu'on en a. Il en va de même pour les chaussures que l'on porte. N'oublie jamais cela.

Anna ne l'a jamais oublié.

Depuis, du gros chat noir qui rôdait jusqu'au bout de sa rue, elle s'en est fait un ami. Elle le nourrit de gâteaux secs qu'elle partage avec la concierge de temps à autre pour lui tenir compagnie.

Depuis, de ses pages arrachées, elle en fait des confettis qu'elle jette en une pluie de pétales quand elle a enfin compris ses exercices.

Et à ses camarades qui ne pouvaient se baisser seulement parce qu'ils ne l'avaient pas appris, elle leur a donné un des plus beaux cadeaux qui soient. Trois fois rien. Elle leur a juste offert de nouveaux souliers.

Et sous la lumière des lampadaires, ou dans les beaux soirs d'été flamboyants, elle aurait juré que leurs ombres se confondaient pour mieux jouer entre elles.

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