Chapitre 2 — Fâché tout rouge

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« On est désolés.

— Pardon !

— Ce n'est pas de notre faute !

— On ne l'a pas fait exprès... »

Ils avaient beau se confondre en excuses, les minis n'en restaient pas moins coupables. Mon appartement, que je venais de ranger l’avant-veille et qui paraissait plutôt propre, était devenu un taudis sans nom en à peine deux heures. Des tonnes de documents avaient été renversés à terre. Idem avec des bonbons en tout genre, qu'ils avaient réussi à chaparder. Des miettes, taches et autres insalubrités innommables recouvraient mon canapé en tissu orné de motifs de fleurs. Lydie, ma femme, adorait ce sofa, lorsqu'elle vivait encore ici. On l'avait acheté ensemble. Pour son anniversaire. Ses soixante-cinq ans... Si elle avait vu l'état de son ancienne demeure, sûr qu’elle n’aurait pas regretté son choix de la quitter.

Sur la table de la salle à manger traînaient des touches de mon clavier d'ordinateur, comme si elles y avaient été jetées violemment. Éparpillées là, je me demandais comment c'était possible. Comment en étaient-ils capables ?

J'étais fasciné par la force dont les minis faisaient parfois preuve. A l'instar d'une fourmi, ils pouvaient soulever des objets bien plus lourds que leur propre poids. Ils auraient pu réaliser des prouesses. Malheureusement, ils employaient cette incroyable force dans l'unique but de me mener la vie dure.

Sur une chaise de cuisine bien debout et visiblement propre, seule rescapée de l'ouragan ayant dévasté ce lieu, Hector, le mini le plus gros de la bande, qui faisait aussi figure de leader, restait silencieux. Pas de quoi être fier, en effet. J'attendais donc qu'il prenne la parole pour s'excuser à son tour.

Aucune réaction de sa part. Je le dévisageais pourtant depuis plus d'une minute. J'insistai en le menaçant du regard. Je tapais même du pied pour lui faire comprendre, une bonne fois pour toute, que j'attendais ses explications. S'il voulait s’affirmer en tant que leader, alors il fallait qu'il prenne ses responsabilités !

« Hector ? hurlai-je si fort que tous les autres minis se volatilisèrent, cherchant les recoins les plus insoupçonnés de la cuisine pour s'y cacher.

— Euh... je..., bégaya-t-il.

— Tu quoi ?

— Je... suis... »

De toute évidence décontenancé, il ne parvenait pas à parler correctement, comme s'il avait avalé quelque chose de travers. En outre, ses joues ressemblaient à deux ballons de baudruche prêts à éclater. Gonflées comme un allergique aux champignons ayant malencontreusement mangé une caisse entière de morilles. Il était peut-être malade. Avec le nombre de bonbons qu'il s'était enfilé pendant mon absence, ça ne m'étonnerait pas.

Mais je n'en avais cure. Avec un appartement dans cet état, il avait même plutôt intérêt à se sentir mal.

« Tu ne t'en tireras pas comme ça, sale bête ! » lui assénai-je.

A cet instant Hector suffoqua dans un hoquet. Il frappa son ventre rond à plusieurs reprises, puis recracha un morceau de plastique noir presque aussi gros que lui.

« Beurk, dégueu ! hurla Ghislain qui sortit sa tête de la poche de ma veste. Sortez les parapluies, y a Hector qui postillonne !

— Il a vomi un gros truc tout noir et tout dur, c'est dégoûtant ! » ajouta Luma.

Le gros truc tout noir et tout dur en question, c'était une touche du clavier de mon ordinateur. La lettre m. Elle trempait maintenant dans une flaque de bave, sur la chaise de la cuisine.

Hector, lui, avait retrouvé toute sa fougue. Il riait, à sa façon bien à lui, en se penchant vers l'arrière et en tenant son ventre. Il se donnait en spectacle. Apparemment, il n'avait pas l'air de saisir la situation.

Je bondis subitement vers lui, tentai de l'attraper et me ramassai la figure... une fois n'est pas coutume ; je m'écroulai sur la chaise. Elle n'était donc plus la dernière rescapée dans le déluge ayant dévasté l'appartement. Renversée à terre, je remarquai qu'un pied avait été rongé. Probablement dans le but de m'en faire tomber si je m'étais assis dessus.

« Maudites bestioles ! criai-je. Qu'attendez-vous pour partir d'ici et me ficher la paix ! »

En criant, la peau ridée de mon visage se tendit de haut en bas, ce qui me rappela aussitôt au bon souvenir de mon œil endolori.

« Si je continue comme ça avec vous, je vais finir par tomber et ne plus jamais me relever ! Vous allez me tuer, petites vermines ! »

Mes paroles firent leur chemin, a priori, puisqu'à ce moment-ci, l'assemblée des petits êtres se réunit face à moi.

« Ah non ! cria Luma. Nous, on ne veut pas que tu meures !

— Tu dois nous ramener chez nous ! rappela Ghislain en frappant Hector avec son parapluie. T'as pas honte, toi ? »

Le gros Hector se mit à pleurer abondamment, comme un enfant à qui l'on venait de retirer son jouet. C'était risible à voir. D'ailleurs, tous ses congénères se moquèrent de lui.

Il en prenait un coup, le « leader ». Ce n'était pas le spectacle qu'il avait imaginé.

« Je suis désolé, sanglota-t-il. Pardon ! »

Avec leurs têtes à la fois moches et intimidantes, les minis tentèrent de feindre une moue : celle que vous ferait un enfant pour que vous lui pardonniez une petite bêtise.

Sauf qu'ils n’étaient pas mes enfants. Et que ce n'était pas une petite bêtise.

« Je ne vous pardonnerai que quand vous aurez rangé l'appartement ! râlai-je. Mais vous avez vraiment intérêt à tout bien remettre à sa place, sinon, terminés les smarties ! Terminées les sorties ! Et vous vous débrouillerez tout seuls pour rentrer chez vous ! »

Du coin de l’œil, j'aperçus le parapluie de Ghislain. Je ne me souvenais pas l'avoir réellement regardé auparavant. Il l'avait embarqué ce matin-là, durant notre sortie chez le psychiatre. Mais je ne savais pas où il l'avait trouvé.

Je scrutai rapidement ce dernier, le prenant doucement dans mes mains en m'évertuant à ne pas l’abimer. Il s'agissait d'un cure dent rafistolé, sur lequel trônait un bout de tissu en dentelle, avec un véritable petit mécanisme d'ouverture bricolé à la va-vite.

Drôle de parapluie, me dis-je un moment.

Puis, ce fut clair. Cette dentelle me rappelait quelque chose. Je l'avais déjà vue...

Je décidai donc d'aller voir ma penderie. Mais, évidemment, sans succès.

La dentelle, ce n'est pas trop mon genre.

C'était plutôt celui de ma femme...

Mais oui !

J'ouvris le tiroir où Lydie rangeait ses sous-vêtements.

Je n'aurais pas dû. Je n'étais pas préparé à ça... Un carnage !

Ils avaient tout découpé. Il ne restait pas le moindre sous-vêtement digne de ce nom. Que des morceaux de tissus arrachés. Pulvérisés. Encore cette force fascinante utilisée à mauvais escient.

J'avais décidé de ne pas jeter les vêtements de Lydie. Bien que nous nous étions quittés en mauvais terme, j'avais la sensation qu'un jour où l'autre, elle aurait pu revenir. Et cette sensation était devenue une conviction ; la conviction, une espérance...

Lorsque je retournai vers la cuisine, Ghislain avait disparu. Il savait... Il avait peur de la sanction que j'allais lui administrer.

« T'es fâché tout rouge ? demanda Luma. Ce n'est pas de sa faute, tu sais ? Ghislain adore les parapluies !

— Même qu'il en a fait plein ! s'écria Roger, l'un des membres de la tribu, qui comprit aussitôt son erreur et se tût.

— Plein ? m'insurgeai-je. Plein de parapluies ? Avec les culottes de ma femme ? Mais qu'est-ce qui ne tourne pas rond chez vous ? Je vous interdis de franchir à nouveau le seuil de la porte de ma chambre. Sinon... Sinon...

— Sinon on ne rentrera pas chez nous...? hasarda Roger.

— Sinon vous ne rentrerez ni chez vous, ni nulle part ailleurs ! Je vous exterminerais tous jusqu'au dernier en vous écrasant un par un ! » conclus-je.

Je posai les médicaments prescrits par mon psychiatre sur la table de salle à manger. Il n'avait peut-être pas tort. Si je continuais à ce rythme, j'allais devenir fou.

Peut-être même que je l'étais déjà...

Mais, quoi qu'il arrive, je ne pouvais pas en rester là. Peu importait leur taille. Leurs manières. Leur âge invraisemblablement avancé. Ces minis commençaient vraiment à me les briser !

« Ghislain, murmurai-je en feignant la gentillesse. Ghislain, où es-tu ?

— Il s'est caché, avoua sa petite sœur, Luma. Mais, promis, on ne sait pas où il est.

— Ghislain, continuai-je en scrutant consciencieusement sous le canapé et tout autre recoin où il aurait pu se glisser. Petit, petit, petit ! Viens par ici. Je ne suis pas en colère, tu sais...

— Menteur ! rétorqua Luma. T'es fâché tout rouge et il le sait. »

Le téléphone sonna. Je n’attendais pourtant aucun de fil important. Je continuais donc ma recherche laborieuse, ne faisant aucun effort pour répondre.

Je regardai dans chaque recoin où Ghislain aurait pu se cacher : sous et à l'intérieur de la console renversée dans la salle à manger ; derrière une plinthe légèrement décollée, dans la cuisine ; au-dessus des meubles.

Le téléphone sonna à nouveau. Drôle d’idée, ce besoin d’insister quand personne ne décroche. Comme si l’on cherchait désespérément à faire sentir un besoin d’urgence à son destinataire. Si c’était là l’intention de mon interlocuteur, alors bravo, c’était plutôt réussi. Cependant, après quelques tergiversations, je ne décrochai toujours pas. Ou, du moins, j’avais hésité trop longtemps pour réussir à répondre.

Je n’avais pas encore trouvé Ghislain, plus doué pour se cacher que pour assumer ses erreurs. J'inspectai chaque boîte de smarties dans lesquelles dormaient régulièrement les minis. Chaque placard, chaque recoin insoupçonné où il aurait pu se loger, même dans la chasse d'eau !

Sans résultat. Autant chercher un fétu de paille dans une botte d'aiguilles !

Le téléphone hurla sa sonnerie insupportable une énième fois. Celle-ci semblait porter en elle un message particulier. Une intonation à part. Était-ce à cause de l’insistance témoignée par ces appels répétés ? Je ne savais pas. D’autant plus que, une fois encore, je n’avais pas réussi à décrocher à temps. Dans le combiné, la tonalité retentissait ; elle semblait dire : trop tard. Pas de rires sardoniques venus de nulle part, mais presque.

Tant pis, me dis-je, avec un peu de chance, la personne essaiera à nouveau.

Perdu ! Je ne reçus aucun autre appel après ces trois-là. Les minis se faisant plus petits qu’ils ne l’étaient déjà, de peur que je ne les gronde. Je me retrouvais seul, à attendre la sonnerie du téléphone. Les silences pèsent parfois lourds.

Qui me voudrait quelque chose aujourd'hui ? me demandai-je. Un jeudi... Un jeudi...? Mais bien sûr ! Comment oublier cela ? Tous les jeudis... c'est le jour de rendez-vous avec Paul !

J’avais rendez-vous au restaurant avec mon fils. Ça ne pouvait qu’être lui. D'autant plus que j'étais vachement en retard, si l'heure à laquelle nous devions nous retrouver

J'aurais préféré ne pas m'en souvenir. Ces soirées étaient si longues et identiques que j’aurais aimé y envoyer une copie de moi-même, de temps à autre.

Comme si je n’avais pas assez de préoccupations, avec ces sales bêtes invisibles aussi collantes qu’une feuille de salade entre les dents. Il fallait qu’il s’y mette au plus mauvais moment, celui-là.

Chaque jeudi… Le même restaurant... Le même repas… Avec le même goût… Les mêmes serveurs…

Le même fils, aussi...

Rien ne m'enthousiasmait particulièrement ces derniers temps... Mais manger avec mon fils...

Depuis qu'il avait lui-même eu des enfants, il me considérait comme un vieux gâteux. Il s'imaginait probablement que j'avais déjà mis un pied dans la tombe...

« T'as pensé à une assurance-ci ? Une assurance-ça ? Tu veux que je m'occupe de ci ? Et si je m'occupais de ça ? Tu ne peux plus tout faire à ton âge, tu sais ? »

Il aurait mieux fait de s'occuper de ses oignons, celui-là !

Je sortis tout de même à sa rencontre, tout en interdisant aux minis de toucher aux médicaments.

J'avais presque oublié Ghislain. Il l'avait échappé belle, celui-là.

Il trottait en moi un air de regret. Comme si je venais de commettre une grave erreur en les laissant tous derrière moi.

Bon, je n'étais plus à ça près, après tout.

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