Chapitre 4 — Le Vénérable César

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Hector avait posé deux cercles en tissu sur ses yeux, en guise de lunettes, pendant qu’il récitait son discours. « Juste pour la frime », selon ses dires.

Lorgnant ces deux morceaux arrondis en soie, je n’osai pas lui demander où il les avait trouvés. J’avais ma petite idée et elle ne me plaisait pas. Pas plus que toute cette histoire de bébé et de fleurs.

Cette scène comico-dramatique se déroulait dans mon appartement, dès notre retour précipité du restaurant.

Bien que la situation fût particulièrement grave, Ghislain, conservait, comme à l’accoutumée, quelques-unes de ses caractéristiques comiques. Il alignait une quantité impressionnante de parapluies, tout en sautillant avec sa sœur, Luma.

« Je vais être tata, je vais être tata ! » répétait-elle en chantant, comme si tout cela n’était qu’un jeu.

Je comptais, pendant ce temps, les parapluies qui s’alignaient sur la table de la salle à manger. Un, deux… pas moins de seize parapluies, soit le nombre exact de minis présents ici-même. Je savais dès cet instant que je n’allais pas aimer la suite.

« On part en expédition ! cria Ghislain à toute la troupe. C’est l’heure de l’initiation, et j’ai besoin de vous ! »

Les minis s’afférèrent auprès de lui, buvant chacune de ses paroles. Pas de doute possible, cette initiation était prise au sérieux.

« Aujourd’hui, notre rituel ne se déroulera pas comme d'habitude, affirma-t-il. Aujourd’hui, et pour la première fois dans l’existence de notre espèce, nous allons donner naissance à un enfant sur la planète Terre. Ce sera le premier enfant neptunien à se réveiller sur cette petite planète chaude et puante. La tâche ne sera pas facile. Nous allons en baver. Notre quête sera dangereuse. Peut-être devrons-nous essuyer quelques pertes. Peut-être, et c'est très grave, n'allons nous plus pouvoir manger de smarties durant un long moment. Ce sera éprouvant. Douloureux. Mais nous n’abdiquerons pas ! Nous trouverons l’Hypotheasea Luminis, comme nos ancêtres la trouvèrent autrefois. J’escaladerai cet arbuste de malheur ! J’en cueillerai une fleur, et Carole m’offrira un magnifique bambin dont la beauté n’aura aucun égal. Ni sur Neptune, ni sur Terre ! »

Quelle confiance en lui, ce petit Ghislain. Comme s’il prenait du galon dans la hiérarchie des minis de par sa condition de « futur père ». Par je-ne-sais-quel mystère, sa détermination me donna un peu de fierté. En mon for intérieur, je pensais : prends-en de la graine, Paul !

Mon fils avait beau être père lui-même, il n’avait jamais fait preuve d’autant de détermination. En tout cas, pas dans mon souvenir.

Me prenant dans ce jeu qui n’en était pas un, je participais à ce grand moment d’histoire à ma façon, essayant de donner des réponses à des questions qui trottaient dans ma tête.

« Alors… vous… vous pouvez avoir des enfants ? »

En lieu et place de leurs visages ébahis, toute la troupe écarquilla les yeux. Chaque expression dans chaque œil de chaque mini trahissait une incompréhension totale.

De mon côté, j’inspectai ces derniers de la tête aux pieds, insistant longtemps sur leurs bassins, plats de haut en bas. Tout comme leur entrejambe. Ils étaient nus. Sans le moindre appareil génital, à première vue. Je ne savais pas quoi ajouter, mais j’avais besoin de savoir.

« Comment faîtes-vous ? » insistai-je.

En réponse commune à mon interrogation apparemment stupide, ils s’esclaffèrent, à leur manière bien à eux, comme d’habitude. Seize minis tambourinèrent le sol de la table de coups de poings rageurs, comme s’ils voulaient expulser ce rire qui engorgeait leurs poumons.

Ce n'était pas drôle pourtant, car rien dans leur physique ne pouvait me mettre sur la voie.

« Vous les grands z’humains, gloussa Luma, vous pensez tout savoir, mais vous ne savez même pas faire les bébés ! C’est trop drôle !

— Ouais, vous vous donnez de grands airs à longueur de journée, mais qu’est-ce que vous êtes bêtes, en fait ! » renchérit Ghislain.

Je les laissais un moment à leurs rires et moqueries, pensant que cela pouvait alléger l’atmosphère. Dans des moments difficiles comme ceux-ci, relativiser de la sorte était une vertu dont aucun humain n’aurait pu se targuer. Encore une fois, j’étais impressionné.

« Bon, allez, je vais te le dire… », confia Ghislain, comme s’il s’agissait d’un secret.

Il remua légèrement son nez en forme de trompe et le fit tourner sur lui-même.

« Dégoûtant, hurla Luma, y a Ghislain qui fait joujou avec son poui-poui !

— Son poui poui ? criai-je. Alors vous faites des bébés avec votre nez ? »

Nouveaux éclats de rire alentour. L’espace d’un instant, je me crus sur une scène, en plein one-man-show, avec un public réceptif au moindre de mes calembours. Au début, ça flatte l’ego. Mais, en y repensant… Dans un one-man-show, le public ne se moquerait pas de la sorte d’un humoriste. Finalement, j’étais plutôt un guignol !

« Toi alors ! railla Luma. T’as une grosse tête, mais y a rien dedans ! Comment vous faîtes, vous les z’humains… avec votre bouche, peut-être ? »

Les rires résonnaient encore et encore. Plusieurs minutes. La légèreté de cette ambiance et le relativisme impressionnant des petites bêtes m’avaient convaincu. J’allais les aider. Sans savoir pourquoi. Sans savoir comment.

Ma décision était prise.

Peu importait qu’ils me prennent pour un guignol, après tout. La vie d’un enfant était en jeu.

« Comment fait-on, alors, pour trouver une fleur de Neptune sur Terre, si c'est possible, bien sûr ? » hasardai-je, béat.

Hector, sensible à mon interrogation, poussa Ghislain sur le côté pour reprendre la parole.

« Très bonne question, René ! Je ne savais pas que tu pouvais être aussi intelligent ! Notre Histoire est longue et dense, contrairement à l’Histoire hypothétique de l’espèce humaine qui, soit dit en passant, ne sait même pas faire des enfants (petits rires moqueurs). Les plus anciens écrits nous concernant font état d’un fait non avéré qui divise grandement l’opinion publique, mais que nous allons devoir prendre en considération dans le cas présent. Ce mythe raconte l’histoire de César, cadet de la toute première famille neptunienne. Tout neptunien qui se respecte connaît le récit suivant : "la pollution naturelle de la planète gagnait du terrain, préparant notre espèce à un funeste sort. L’air, s’emplissant d’un gaz néfaste, plongeait la vie dans le chaos. Face au destin tragique de la mort, due à l’impossibilité de procréer, l’abolition des neptuniens se profilait. L’horizon disparaissait sous la brume du désespoir. Le futur n’existait plus que dans les rêves de chacun. Tout semblait perdu. Pourtant, un jour, un certain César décida d’explorer l’univers à la recherche d’une fleur, l’Hypotheasea Luminis, dont il avait miraculeusement entendu le nom en priant devant notre Sanctuaire Sacré. Cette fleur, selon lui, et selon Dieu, aurait sur nous une capacité fertilisante. À son contact, nous éliminerions toute pollution. À nouveau, la procréation existerait. Elle nous sauverait d’un trépas imminent. Et le futur deviendrait réalité." »

Hector marqua une pause, pendant laquelle il fit semblant d’essuyer ses verres de lunettes. Les minis, bien qu’ils connussent parfaitement la présente histoire, restaient à l'écoute, admiratifs.

Hector reprit :

« Donc, comme je vous le disais plus tôt : "le vénérable César partit à la recherche d’une fleur mystérieuse, prêt à tout pour sauver notre existence. Malheureusement, une telle fleur n’existait pas sur Neptune. Aucune plante, à cette époque, n’avait vu le jour sur notre sol. Il fallait alors chercher une planète fleurie. Et c’est ainsi que le vénérable César partit en expédition sur Terre, minuscule globe, en comparaison du nôtre. Mais chose plutôt contradictoire… ses habitants étaient des géants : des êtres hideux possédant deux yeux et de multiples caractéristiques physiques inutiles, tels des doigts de pieds, des narines, des ongles, des poils et un kiki ou une nénette. Se frayer un chemin parmi ces monstres constituait le plus grand défi qu’un neptunien puisse imaginer. Mais, face à l’adversité, César Le Grand, l’unique, n’abdiqua pas et affronta la terrible jungle terrienne pour trouver le premier germe de l’Hypotheasea Luminis ; germe qu’il planta sur notre immense planète et qui marqua la fin de notre période d’extinction présumée".

— Fin de l’histoire. Nous vécûmes heureux et eûmes beaucoup d’enfants », conclut Ghislain, se penchant vers Carole qui s’essoufflait de plus en plus.

Sa peau desséchée bleuissait encore. Il embrassa son front doucement avant d’ajouter :

« Nous vivrons heureux… Nous aurons plein d'enfants ! »

A l’instar des minis, j’avais bu chacune des paroles d’Hector, mon attention focalisée sur le fait que, quelle que soit la planète dont est issu un mythe, tout démarre toujours avec une parole de Dieu émise devant un Sanctuaire Sacré. Un long périple. Des monstres affreux…

Incroyable !

L’ensemble de la troupe l’acclamait. Il avait pleinement profité de son quart d’heure de gloire pour réaffirmer sa position de leader. Je ne pus m’empêcher d’applaudir également ; mes claquements de mains firent sursauter les minis qui s’échappèrent en quelques secondes, tels des insectes effrayés. Seuls Ghislain et Carole restèrent ensemble sur la table.

« On peut trouver une Hypotheasea Luminis, comme le Vénérable César avant nous... Alors, tu vas nous aider ? poursuivit Ghislain, des sanglots dans la voix.

— Oui, je vais vous aider ! » promis-je.

Si seulement Lydie n’avait pas quitté cette demeure. Elle s’y connaissait tellement, niveau fleur…

Mais il était hors de question que je lui demande de l'aide. Elle avait décidé de s'enfuir. Et puis, elle m'aurait pris pour un fou, comme tous les autres.

Un vieux fou partant en expédition pour sauver de petites bêtes invisibles.

Rien d'anormal, pourtant...

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