Chapitre 9 — Un rayon de soleil

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La pluie avait cessé et, avec elle, une parcelle de moi avait sombré à tout jamais.

Luma était partie, seule, à la rencontre des minis, emportant avec elle son réacteur et la plante.

J'étais trempé, frigorifié. Abattu, j'avais abandonné l'idée de rejoindre les minis. Dans mon état, j’en étais incapable, vaincu par les mots qui me faisaient face. Ces inscriptions, gravées sur le marbre, me cognaient chaque fois que je posai les yeux sur elles.

Les ombres de la nuit avaient avalé l’ultime étincelle qu'il me restait. En un instant, mes dernières ressources vitales furent aspirées dans le néant. En moi ne subsistait qu’un vide gigantesque que je ne réussirais jamais à combler. Ce manque, je l’avais oublié… je l’avais volontairement oublié… et m’en souvenir me faisait mal. Comprendre me faisait mal. Vivre — simplement vivre — me faisait mal. Je voulais, à nouveau, oublier, ne plus comprendre. Ne plus savoir.

Ne plus jamais avoir mal.

J’essayai de lire à voix haute le nom sur la pierre tombale. Impossible. Les mots ne sortaient pas. Et s’ils avaient été prononcés, je ne les avais pas entendus. Ils n’étaient qu’un assemblage incohérent de sons juxtaposés sans aucune logique. Sans aucune signification. Ils se perdaient en échos lointains, infinis. Ils transgressaient le monde réel. Résonnaient ailleurs.

Mes perceptions restaient dirigées vers ce néant à l’intérieur de moi. Ma réalité. Autour, tout était faux. Tout se confondait. Et plus rien n’avait d’importance. Je regardais, mais ne voyais pas. J’écoutais, mais n’entendais pas, non plus. Accablé par un passé qui avait refait surface, l’espace et le temps me jouaient des tours.

À côté de moi, Lydie, ma femme, se tenait assise, arrivée à cet endroit sans prévenir. Elle s'était installée à mes côtés sans que je ne l'aie remarquée. Plongé dans mon profond désespoir, je ne l'avais pas entendue.

Perdue dans ses pensées, elle ne faisait pas plus attention à moi que je n'avais fait attention à elle. Sur son visage fermé, la tristesse envahissait son regard.

Si seulement elle pouvait combler ce manque en moi, pensai-je. Si seulement elle pouvait me libérer.

Elle ne bougeait pas. Ne disait rien. Regardait droit devant elle. Placide. Détachée. Immobile. Je me demandai un instant si, au moins, elle respirait. Pour ma part, je retenais mon souffle.

Des gouttes ruisselaient sur ses longs cheveux gris, perlaient sur son nez. Du mascara avait coulé sur son visage. Sous les rayons de lune, elle donnait l’impression de n’être qu’une image fixe, en noir et blanc. Un instantané, projeté dans l’air. Une émanation fictive. Intangible. Chimérique.

Son visage ne trahissait aucune émotion. Pourtant, une larme glissa sur ses joues. Lumineuse. Sincère.

C’en était trop, je pleurai à mon tour. J'avais essayé de l'éviter depuis si longtemps, pourtant, j'étais heureux de la retrouver.

« Que fais-tu ici ? la questionnai-je. Tu as vu l'heure qu'il est ? Et puis, t'étais partie où, tout ce temps ? »

Aucune réponse. Ses larmes coulaient, se mêlant aux gouttes sur son nez. Elles formaient une bulle qui gonflait doucement.

« Tu vas me répondre, oui ? repris-je. Dis-moi quelque chose, pour une fois ! »

Je paniquais, n’osant plus le moindre geste, de peur d'affronter la vérité.

J'avais envie de tout oublier, qu'on m'apporte ce foutu Alzheimer sur un plateau et qu'on en finisse ! Le souvenir était trop douloureux ; la douleur, trop réelle.

Lydie se tourna vers moi lentement. Une pression intense pesait sur elle. Sur moi. Sur le monde entier. Elle me regarda droit dans les yeux. Les siens brillaient. Elle essayait de retenir ses pleurs. Sans succès.

La goutte suspendue à son nez s’écrasa à terre.

Plic.

D’un geste, elle saisit mon bras. Sa main était moite, chaude. Elle rejoignit la mienne. La serra tendrement. Sa délicatesse me réconforta. Je me libérai enfin. J'éclatai en sanglots

J'avais tant besoin de retrouver cette douce sensation, ce réconfort.

« Je viens ici quand je n'arrive pas à dormir, René, confia-t-elle d’une voix rassurante. Et toi, tu dors bien ? Tu as l’air exténué, et tu dis des sottises ! »

Je détournai les yeux, ne parvenant pas à supporter son regard. Je relis le nom sur la pierre tombale. Les mots me cognèrent encore.

« José m’a appelée, reprit-elle. Il m’a dit que tu avais besoin d’aide. Il m’a dit que tu lui avais raconté des choses bizarres. Une histoire de fleurs et… Paul… »

Elle se tut un moment. Je ne bougeais toujours pas. Je ne voulais pas que la réalité du moment s’effondre.

« Il m’a dit que tu avais vu Paul... », murmura Lydie avec difficulté.

Je lisais ce nom, inscrit devant moi. Je le lisais, et je pleurais. Infiniment.

« Paul... Oui..., avouai-je. Je l’ai vu, hier. On a mangé ensemble. Au restaurant. Comme au bon vieux temps. Et ça avait l’air si réel… »

Une petite pluie s’élança à nouveau. La lumière de la torche de Ghislain, posée sur la tombe, vibra.

« Tu l'as vu hier, répéta-t-elle.

— Je... »

Incapable de dire un mot de plus, je me tus.

Je posai ma tête contre son épaule. Elle me prit dans ses bras. Je n'étais pas si vide que cela, finalement. Je n'imaginais pas que je pouvais cacher autant de larmes en moi. Même si je ne réussirais jamais à en expulser assez pour évacuer ma tristesse, cela me fit un bien fou.

Lydie demeura silencieuse, à l'écoute.

« Il me manque tellement, sanglotai-je. Tellement que je me sens vide, à l'intérieur. Et je n'ai plus personne pour combler ce vide. Je n'arrive plus à le supporter. J'ai besoin de toi. Je ne sais pas comment le dire. Je ne sais pas pourquoi j'ai tant de mal à le reconnaître, mais j'en ai vraiment besoin. »

Je m'ouvris à elle comme j'aurais dû le faire depuis bien longtemps.

« Moi aussi…, déclara-t-elle. Moi aussi, j'ai besoin de toi, René. On ne peut pas affronter ça tout seuls. »

On ne peut pas affronter ça tout seuls. Cette phrase circula en moi, résonna à l'infini. Elle me rongeait, me rappelait des souvenirs douloureux, insurmontables, que j'avais oubliés. L'image de l'enterrement de Paul me revenait en mémoire. Elle était nette, précise.

« On ne peut pas affronter ça tout seuls », avait dit Lydie.

C'était pour cela qu'elle m'avait conseillé de voir le psy. Au départ, elle m'accompagnait, mais je n'avais pas réussi à surmonter cette épreuve. Notre couple n'avait pas surmonté cette épreuve.

Un rayon de soleil nous éclaira subitement. Je pris Lydie dans mes bras. J'avais bougé, un peu, et rien ne s'était détruit autour de nous. Le monde tournait encore. La vérité me faisait face. Je la regardais sans détourner les yeux.

Au loin, j'entendis une détonation. Puis le vrombissement puissant d'un moteur. Il était temps pour les minis de s'envoler. Il était temps de quitter cette réalité.

Depuis cette nuit, je ne les ai plus jamais revus.

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