Atogaki (Prologue)

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Kaitaku no Kami (Le dieu de Kaitaku) 

 Au Japon, tous les villages et toutes les villes reçoivent la protection d'au moins une divinité. Je vous reconnais, à vous les humains, une nature tantôt suspicieuse, tantôt spirituelle. Vous n'êtes donc pas obligés de me croire. Néanmoins, je suis un grand romantique et, en tant qu'esprit du village de Kaitaku No Mura depuis des siècles, je me devais de vous conter la suite de la merveilleuse histoire d'amour qui unit deux de mes enfants les plus chers, bien qu'ils ne sentent pas ma présence à leurs côtés. Cela me convient parfaitement ainsi. Leur amour est la plus belle des offrandes à mes yeux.

 Le soir du 31 décembre 2121, on aurait dit que les anges chantaient pour eux. Kaitaku No Mura n’avait pas connu une telle félicité depuis longtemps. Ce village avait vu naître deux âmes faites pour être ensemble et qui auraient pu ne jamais se recroiser. Cette simple idée me paraissait insupportable. J'ai donc mis mon grain de sel dans cette aventure, lorsque Kaïto eut la brillante idée de proposer à sa sœur de revenir à ses racines pour ces vacances d'hiver. Mais je ne fis pas tout. L’amour qui brûlait toujours en chacun d'eux pour l'autre se chargea du reste.

 Ce soir-là, Yuka, Akira et Kaïto quittèrent le domicile froid et dépourvu d’âme du jeune homme esseulé. Ils traversèrent la rue afin de se réunir dans la maison chaleureuse, au sens propre comme figuré, de la famille Yamamoto, conformément à l'inscription gravée dans le modeste bois de la plaque clouée à la verticale sur la colonne droite de leur portail. Akira n’avait pas goûté au confort d’un foyer bienveillant depuis plusieurs années. Malgré quelques vagues de nostalgie qui l’envahirent de temps à autre pendant le repas, celles-ci furent rapidement balayées par les éclats de rire de la famille dont il avait l'étrange sensation de faire partie. Il avait pourtant blessé leur fille et leur sœur, mais aucun des Yamamoto ne semblait lui en tenir rigueur, pas même la principale intéressée. Elle lui jeta des œillades brillantes et complices, le plus souvent accompagnées d’un sourire étincelant, ses deux petites dents de devant légèrement plus longues que les autres continuèrent à le faire fondre. Il réalisa la seconde chance qui s’offrit à lui et se promit intérieurement qu’il ferait tout ce qui était en son pouvoir pour rendre Yuka heureuse, ou au moins participer à son bonheur. Il n’aurait jamais cru une telle chose possible, même dans ses rêves les plus fous.

 Derrière eux, une télévision modeste, datant au moins de l’avant-guerre, diffusait les images silencieuses du journal. La neige tombait abondamment, condamnant la plupart des villages autour de Sapporo à une quarantaine forcée.

— C’est dommage, j’aurais voulu faire ma première visite au temple avec vous tous demain…, déplora la jeune femme.

— Il y a toujours beaucoup de monde le premier janvier, tu le sais bien. Tout le village tient absolument à s’y rendre le plus rapidement possible. Tu as toute la semaine pour y aller, n’est-ce-pas ? s'enquit Akira.

— Il est vrai.

— Le temps pour moi de clôturer les contrats que j’ai en cours à Sapporo.

— Pourquoi souhaites-tu…

 Akira se retourna vers sa promise et admira un instant la lumière trop blanche du salon jouer sur ses cheveux. Sous le petit kotatsu, il la chercha de la jambe mais tomba malheureusement sur l’une des voûtes plantaires de Kaïto qui ne manqua pas une occasion de martyriser l’amoureux de sa cadette :

— Yuka, je crois que ton copain me fait du pied…

— Oups… Je…je suis désolé.

— Kaïto, cesse de l’embêter enfin !

— Si tu ris en prenant ma défense, ce n’est plus très crédible, non ? riposta Akira qui s’éclaircit la gorge avant de poursuivre :

— Depuis tout à l’heure, je cherche tous les mots les plus jolis de la Terre pour pouvoir te les offrir, mais aucun ne me semble assez fort pour décrire ce que je ressens pour toi. Je sais que nous ne sortons ensemble que depuis quelques heures, mais nous avons déjà perdu trop de temps et nous nous connaissons depuis l’enfance… Je t’aime depuis toujours, comme je l’ai déjà dit à ton frère. Mais il est temps que je te le dise à toi ! Et que je te le prouve. Je te rejoindrai à Shinedo, comme il me l’a suggéré, et j’y prendrai soin de toi. Je trouverai bien un travail en tant que journaliste, ou je continuerai à travailler en free-lance. Si tu le veux, bien sûr. Ainsi je…

— Tu tournes autour du pot, mon ami, le taquina Kaïto en avalant une gorgée brûlante de whisky, une fierté nationale.

— Je… Je sais que la tradition veut que nous demandions d’abord sa bénédiction à la famille de la promise mais je préfère te poser la question à toi directement Yuka, si personne n’y voit d’inconvénient…

 Yuka comprit et attendit en retenant inconsciemment sa respiration, ses joues se teintant d’une jolie teinte de rouge, proche du carmin.

— Yuka, veux-tu m’épouser ?

 La jeune femme demeura interloquée quelques instants, en dépit du fait qu’elle s’attendait à la chose. Son cœur battait la chamade. Une vieille peur s’insinua en elle, sournoise, comme un serpent, et lui siffla sur une note aigue désagréable : « Il t’a harcelée pendant des années, à cause de lui tu n’as plus confiance en personne. Comment votre histoire pourrait-elle avoir le moindre avenir ? »

 Mais, avec courage et panache, elle s’imagina brandir une épée étincelante et trancher, à l'aide de cette dernière, la tête de ce monstre qui la grignotait de l’intérieur. Elle écrasa les paupières pour se débarrasser des larmes de joie qui lui brouillaient la vue et répondit :

— Oui…

 Elle aurait voulu décorer sa réponse de mots doux, mais elle avait conscience du fait qu’elle ne possédait pas la même verve que celle de son futur époux. Elle comprendrait plus tard qu’elle était une femme d’action. Les étincelles qui jaillissaient de l'antre de son cœur se mirent à prendre la forme de flammes fortes, réelles, et puissantes, qu’elle apprendrait à contrôler, guidée non seulement par le pouvoir de l’amour, mais aussi grâce à elle-même, afin de créer la glace à partir du feu et le feu à partir de la glace.

 Tout le monde avait envie d’applaudir, mais tous se retinrent. Il n’était pas de bon ton d’agir de la sorte, même en famille, bien que modeste. Kaïto et le couple Yamamoto s'empressèrent de féliciter les jeunes gens, avec un ravissement sincère, mais teinté de discrétion. Bientôt, ils reprirent la célébration du oshougatsu et le partage des diverses victuailles qui coloraient la table basse chauffante devant eux. Malgré la diversité des plats et des desserts disposés avec soin sur la plaque pourtant trop étriquée du kotatsu familial, Yuka attrapa une mandarine et commença à la peler délicatement à l’aide de ses ongles.

— Je sais déjà comment nous appelleront notre fille…, annonça Akira à l’oreille de Yuka, dont le chuchotement lui déclencha un frisson qui lui parcourut l’échine.

— Ah oui ? Comment tu sais que nous aurons une fille ?

— Une intuition.

— Et quel prénom choisiront-nous, alors ?

— Cela me paraît évident : nous la nommerons Mikan, en l’honneur de tes fruits préférés.

— Tu es sûr qu’il sera approprié de nommer une enfant comme un agrume ? Que penseront les gens de nous ?

— Les gens penseront toujours quelque chose de toi, de moi, de notre enfant, de Kaïto, de tes parents,… Il faut apprendre à ne plus accorder de crédit aux jugements infondés des autres, ils ont toujours existé, mais nous avons le pouvoir de ne plus en avoir peur. Je te sais assez courageuse pour ce faire. Tant que nous serons ensemble, rien ne clochera.

 Le 7 janvier, sa fiancée et lui se rendirent au temple par tradition, et non par croyance. Ils effectuèrent leurs ablutions et essuyèrent une file interminable. Ils étaient tous les deux vêtus de vêtements traditionnels : un kimono d’apparat orange, entouré d’un épais obi bleu glace et d’un hanten de la même couleur pour Yuka, ainsi qu’un petit sac accordé à son habit principal, et d’un hakama bleu marine rehaussé d’un long manteau noir pour Akira. Ils étaient tous les deux chaussés de getas. L’attente dans cette brume froide leur donnèrent la désagréable sensation de se transformer en statues de glace. Yuka frissonna :

— Ils pourront bientôt nous utiliser pour décorer les rues du Yuki Matsuri, constata-t-elle en mentionnant festival de la neige qui se déroulait depuis presque deux siècles à Sapporo.

— Ne t’inquiète pas, j’ai repéré un nouveau café dans le coin. Je t’offrirai un bon matcha ou un chocolat chaud. En tout cas, je suis ravi de faire cette première visite au temple avec toi.

 Ils se réchauffèrent en s'entrelaçant les doigts et patientèrent en savourant ces contacts nouveaux entre eux. Après avoir tapé trois fois des mains et tiré une corde épaisse au bout de laquelle se balançait une grosse cloche, ils formulèrent la même prière, sans le savoir. Ils furent tous les deux surpris de croire pour la première fois en l’existence des divinités locales, et je reçus cette bienveillance à mon égard avec une douce chaleur.

 Ils quittèrent leur furusato, soit leur village natal, à la mi-janvier, après s’être mariés au temple bouddhiste, alors qu’ils avaient réalisé leur hatsumoude au sanctuaire shintoïste. L’Ancien et le Nouveau Japon possédaient des points communs, dont ce mélange de religions polythéistes qui continuait à résonner dans le cœur de la majorité du peuple. Yuka retourna à sa vie d’agente de police tandis qu’Akira avait trouvé un travail dans le plus grand journal de la capitale. Il se contenta d’une petite colonne sans importance mais y insuffla toute son énergie. Un mois plus tard, le ventre de Yuka s’arrondit. Leur vie semblait paisible et prendre un chemin heureux.

 Mais, à présent, un ouragan s’apprête à secouer l’Empire de Shin-Nihon de 2122. Le pays a beau être habitué aux catastrophes naturelles depuis qu’il est Japon, voire bien avant, et jouir de la protection du Dôme, cette tempête n’aura rien d’une manifestation de la nature. Les deux jeunes gens joueront probablement des rôles importants dans cet événement cataclysmique mais, pour l’heure, ils profitent encore de leur joyeuse existence et planifient, avec bonheur, leur future vie à trois.

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