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Au matin Madame Glayze arrive dare-dare à la boulangerie, suante, jupe relevée, et tenant son fichu à la main.
- Hou ! Le François il est mort dans sa voiture !
Y bouge plus !
Les commères du quartier descendent voir le mort, qui se tient sur la banquette arrière la tête en bas, les fesses sur le hayon.
— Crise cardiaque ! Depuis le temps que ça devait arriver !
— Mais on l’aurait retrouvé assis, le visage sur le tableau de bord, ou bien allongé sur les sièges, pas comme ça, cul par dessus tête !
— Peut-être que quand le cœur s’arrête, ça donne de grands coups, et le corps tressaute.
— Sacré électrochoc pour culbuter quatre-vingt kilos…
Le boucher du bas de la rue, qui est monté en entendant les cris et qui n’a pas peur des viandes mortes, s’essuie les mains sur son large tablier, déclare qu’avant de dire n’importe quoi il faut vérifier, et que son avis est qu’il est pas mort, car la mort ça se renifle de loin, et que là vraiment c’est n’importe quoi, et il sort Ha ! Ha ! De la fenêtre de la voiture, avec un sourire espiègle, le doigt sur la bouche faisant –Schutttt… il sort une revue féminine – Ha le coquin ! Regard outré de ces dames, - C’est vrai que sa femme est morte. Des cartes postales jaunies, des chaussons d’enfants, et puis il penche son buste en entier à l’intérieur et l’on entend à l’étouffé – Mesdames tout va bien, il dort !
« Voilà, voilà ! Regardez mesdames », dit-il en montrant un exemplaire de revue, « on appelle ça du yoga ! C’est bon pour la souplesse, et ça a aussi des vertus cachées pour les dames, et les messieurs aussi, il paraît ! »
Ces dames s’attroupent en rond autour de la revue que vient de leur livrer le boucher, regardent les poses gymniques en poussant des cris de curiosité offensée.
— Voilà que le François il fait du yoga maintenant !
Mais en ce moment, il ronfle, et tout est devenu clair, et pour tout dire amusant.
Alors, sans offense à blâmer, sans mystère à contempler, chacun se lasse et repart, et les discussions s’évanouissent vers d’autres occupations au long des ruelles et chemins. Bientôt, les oiseaux reprennent possession de leur territoire. On entend à nouveau le souffle du vent dans les feuilles, et, parfois, un ronflement.
La scène pourtant n’est pas encore totalement déserte. Trois paires d’yeux, sortant d’un autre type de fabrique, ne se sont pas encore fatiguées de scruter l’événement, considérable, dont ils ont été les témoins. Il y a là Jean dit Jeannot dit Boulet, le fils de Boule, Yves le fils du boucher qui a suivi son père du bas de la place, et le petit Jules, le petit garçon aux têtards. Ils attendent, on ne sait quoi. Mais c’est comme une tension qui est là, entre eux, et qui dirait - Voilà, à nous maintenant, ça ne peut pas être que ça, « pfuit ! » et puis plus rien, le désert, le vide. On n’est pas d’accord, trop facile.
Yves, sans doute inspiré, ôte un doigt de son nez pour l’essuyer sur la fesse de son pantalon.
— ça c’est beau !
— C’est quoi qui est beau, un cul sur un pare-brise ?
— Une cible ! Une cible énorme. T’en dis quoi Jules ?
— Ben je sais pas, ça se tente, faut voir la distance.
— Alors, handicap ! dit julot. On recule. Quarante pas.
— La vache ! A la bibiche, pas facile.
— T’as pas peur pour le pare-brise ?
— On va prendre des petits cailloux, et puis de loin ça va perdre de la vitesse. On va faire ça en balistic.
Jeannot prononce en faisant sonner la fin du mot bien pointu, pour montrer qu’il utilise un mot savant, un mot qui a de la classe. Yves et Jules comprennent aussitôt, ils vont avoir droit à un acte rare, un acte choisi, un acte de science expérimentale. Ça devient sérieux.
— Ha oui, d’accord, en balistic.
Le petit Yves fronce les sourcils, l’air concentré regarde la voiture, puis trace du regard le plan de son expérience, dans le ciel bleu.
— D’accord, en balistic, approuve Jules, qui sort sa bibiche.
— Non, c’est moi d’abord, c’est moi qui y ai pensé en premier !
Boulet, têtu comme un âne. Il prend un caillou, puis vise le ciel, évaluant la distance.
— T’as raté ! Trop court.
Le caillou est tombé trois mètres avant la voiture.
— A moi !
Yves prend un caillou, regarde le ciel, tombe lui aussi à côté.
— Bon. C’est au tour de Jules.
Jules prend un caillou qu’il estime convenable, un caillou un peu plus gros que celui d’Yves, caillou qui lui même était d’une taille supérieure. On n’est jamais assez sûr. Il prend du temps pour réfléchir, montre qu’il va vraiment faire, lui, un tir balistic c’est à dire sérieux, scientifique, avec un plan et tout.
— Cette fois c’est la bonne ! Vise le cul ! dit Boulet.
— Le trou !
Le petit Boulet rayonne de bonheur, le caillou décrit une parabole impeccable, le coup est parfait, et il l’a vu avant tout le monde.
Jules regarde la vitre et l’homme dans la voiture remuer puis grogner derrière la vitre brisée.
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