Guérir

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Nina croyait sombrer. Chaque soir, c’était pareil. Impossible de fermer les yeux sans penser à lui, sentir son odeur de sueur, entendre son souffle rauque près de son oreille, et se tordre de douleur, en larmes, en ressentant encore cette intrusion en elle. Mais au fond, ce n’était peut-être pas le pire. Le pire avait été d’avoir prononcé le mot « viol » pour la première fois. Le pire était de l’avoir accolé à une tranche de sa vie. Et le pire, c’était les réactions que ça avait engendré. Parce que Nina ne naviguait pas dans les eaux paisibles de la belle vie, contrairement à ce que tant de gens pensaient. Ses parents avaient beaucoup d’argent, elle-même ne savait pas d’où il provenait, exactement. Les ancêtres avaient réussi à amasser tellement de pognon qu’ils étaient tranquilles sur plusieurs généra­tions. Mais ses parents n’étaient pas ses parents. Nina était une B.A. ambulante, comme elle le disait souvent sur le ton de la plaisanterie. Sortie du bled où elle vivait avec une bande de mômes des rues à l’âge de 5 ans, elle avait été adoptée par cette famille aimante.

Mais ça se voyait sur elle : « Quoi ? Vous êtes frangins, tous les deux ? Attends... Mais toi t’es black et lui est bien blanc, quand même... ». Toujours obligée de préciser qu’elle avait été adoptée, toujours obligée d’expliquer que les fringues qu’elle portait, la fac qu’elle fréquentait, était encore plus le fruit du hasard que pour tous les autres. Et cette question qui tournait en boucle dans sa tête : « Le jour de l’héritage, ferais-je encore partie de cette famille ? ». Nina était étudiante en droit pénal. Ça rendait fiers ses parents, et ils ne manquaient jamais de la porter en haut d’un piédestal, devant les autres. Mais même ces compliments-là avaient un goût amer, pour elle. Comme s’ils montraient non pas la réussite de leur fille, mais leur propre réussite, leur propre bonté d’avoir offert une telle éducation à une gamine qui était destinée à crever en mangeant la poussière de son bled. Ils lui avaient sauvé la vie et elle en était chaque jour reconnaissante, mais jamais elle n’avait vraiment été leur fille pour cette même raison.

Elle était rentrée, quelques mois plus tôt, en pleine nuit, ses cheveux crépus en vrac, les larmes ayant fait couler son maquillage. La robe moulante déchirée, cachant son sein gauche sous son sac à main, un talon pété qui la faisait lamentablement boiter, Nina avait d’abord réveillé son grand frère. Heureusement, elle n’avait pas eu besoin de lui parler. Il avait soigné son cocard sans un mot, qu’est-ce qu’il pouvait bien lui dire ? Puis il l’avait couchée et était resté près d’elle, allongé sur le tapis. C’était la première fois de sa vie qu’elle sentait ce que c’était d’avoir vraiment un frère. Il était plutôt du genre à lui rappeler continuellement sa position de fille adoptive, alors que lui était légitime et naturel. Nina n’était qu’un caprice de leur mère, alors qu’il était l’héritier. Mais un sale con. Mais héritier, et ça pardonnait tout le reste. Le sale con n’avait qu’une idée en tête : que tout ça ne se sache pas. Et dès son réveil, il le lui avait fait savoir :

— On va dire aux parents que t’as pris une cuite phénoménale et que tu t’es vautrée comme une grosse merde. Ça leur fera moins mal que d’apprendre ce qui t’est vraiment arrivé.

— T’es en train de me dire qu’il faut que je ferme ma gueule ?

Nina avait commencé à pleurer. Violée, souillée à jamais, et son frère ne pensait qu’au bien-être des autres. Il ne semblait montrer aucune colère face au destin de sa sœur adoptive. Peut-être pensait-il que de toute façon, sa sœur était vouée à l’échec depuis sa naissance et qu’il faisait en sorte que ça n’éclabousse pas sa famille. Et à sa question, il avait acquiescé sans ciller. Nina n’était plus rien, à partir de ce moment. Elle aurait préféré crever que de subir ça. Quand tu souffres de malnutrition, tu ne peux pas diriger ta colère vers une personne précise. C’est au monde entier que tu en veux. Encore qu’à 5 ans, qu’est-ce qu’elle en savait, exactement ? Elle n’avait pas de souvenirs, maintenant qu’elle avait 20 ans, à peine quelques flashs en rêve, parfois. Mais là, c’était une tout autre histoire. Son propre frère.

Elle n’avait rien pu lui répondre. Seules ses larmes coulant encore plus abondamment avaient signifié à cette pourriture qu’elle ne dirait rien. Et elle s’y était tenue. Chaque jour un masque, chaque jour une mascarade. Son assiduité aux cours avait fondu comme neige au soleil, mais elle le cachait. Son doux visage ne souriait plus que très peu, même ses sourcils noirs qui rendaient son regard sombre si intense ne pouvaient camoufler cette détresse. Nina était belle, magnifique. Mais ne l’était déjà plus autant, sans ce sourire envoûtant. Elle ne souriait plus que des lèvres, quand elle réussissait à se forcer. Avant, elle souriait de tout le visage. Même son nez trop large souriait et c’était ravissant.

Plusieurs fois, elle avait tenté de raisonner son frère :

— Je n’en peux plus, Alexandre. C’est en train de me bouffer de l’intérieur. Il faut que j’en parle, il faut qu’il paye, tu comprends ?

— Nina... Ce qui est fait est fait. Pense à maman, avec son cancer du sein... Tu veux vraiment la plonger encore plus bas ? Franchement, tu ferais bien de penser aux autres un peu plus, parfois. Et puis franchement... Tu croyais quoi, en passant dans le parc à cette heure-là, toute seule et sapée comme ça ?

Depuis leur plus tendre jeunesse, il brandissait l’argument des parents à tout bout de champ. Et cette fois encore, ça fonctionnait. Tout à fait inconsciemment, Nina était tellement redevable qu’ils l’aient sortie de la misère dans laquelle elle était, qu’elle était capable de se rabaisser plus bas que terre si ça pouvait leur servir.

Alors elle avait tenté de prendre sur elle. Sa mère était bien prise en charge et devrait s’en tirer avec “simplement” un sein en moins. De toute façon, elle avait déjà des faux seins depuis belle lurette. Mais le scandale d’un viol, étalé forcément dans les journaux, ne l’aiderait pas à guérir. Son père, même, déjà conscient qu’une deuxième vague de crise économique due aux fluctuations boursières pourrait lui être fatale, ne supporterait pas que son nom soit traîné dans la boue à cause d’un viol.

Nina était intelligente. Elle savait que même si elle était la victime, on essayerait de la faire passer pour la dernière des salopes, afin de donner des circonstances atténuantes au violeur. Elle était bien placée pour le savoir : c’est à la victime de prouver qu’il y a eu viol, à la victime de prouver qu’il n’y avait pas consentement. À la victime, même, de prouver qu’il y a eu rapport. Et même rien que ça, plusieurs semaines après, elle savait qu’elle ne pourrait pas le prouver. Elle savait qu’elle aurait dû se rendre directement à la police, faire une déclaration, déposer une plainte... Mais elle avait eu ce réflexe de se ruer dans le cocon familial. Ce cocon qui était devenu nocif pour elle.

Jouer la comédie devant ses parents. Voir les petits sourires en coin du petit con, quand il appréciait son jeu d’actrice. Ce type dans le parc l’avait violée... son frère l’avait humiliée, mortifiée, rabaissée à l’état de faire-valoir pour sa famille. Jour après jour, Nina perdait de plus en plus sa joie de vivre, jusqu’à se demander si elle avait encore envie de vivre.

Les premiers temps, elle passait ses journées à lire, quand elle n’allait pas en cours. Cela lui permettait de ne pas trop penser à elle, à son état. S’empêcher à tout prix de réfléchir. Se montrer à la fac était au-dessus de ses forces. Elle était capable de jouer à la maison, mais pas devant ses amies. Elle aurait pu leur en parler, c’est certain. Mais elle aurait aussi dû parler de son frère. Et parmi ses amies et amis, ils en avaient quelques uns en commun. Petit à petit, elle se renfermait sur elle-même. Petit à petit, elle ne pensait plus qu’à ça, ne vivait plus que par ce viol et la trahison qui avait suivie. Elle s’en voulait autant à elle-même qu’elle en voulait à son frère. Comment avait-elle pu être aussi faible et se laisser dicter un comportement aussi aberrant que celui de se taire ?

Les beaux jours commençaient à pointer le bout de leur nez, les gens se remettaient à sortir, et Nina s’était mise à se cacher, en journée. Surtout ne pas être aperçue par telle ou telle personne qui rapporterait à ses parents qu’elle n’était pas à ses cours. Nina se rapprochait petit à petit des quartiers qu’elle avait si souvent évités. Comme si ses instincts lui revenaient. La misère attire les miséreux. Il y avait quelque chose de fascinant, dans ces quartiers sombres, loin de là où elle avait grandi. À la fois étrangère (on la dévisageait comme une extraterrestre, avec ses fringues qui valaient un mois de salaire de certains), et comme si elle avait toujours été destinée à débarquer ici. Elle observait de loin, du coin de l’œil, les personnages qu’elle y croisait. Elle gardait ses distances, comme une bête acculée, se cachait derrière la lecture d’un livre, pour se donner de la contenance.

Mais contrairement au milieu dans lequel elle avait évolué ces quinze dernières années, on ne pouvait observer les gens sans qu’une certaine curiosité les amène vers vous. Surtout quand on est si belle. Parce que dans cet endroit, même sans sourire, on est beau. Personne ne sourit vraiment, au premier abord. Il faut avoir une raison, pour ça. Même écorchée, la beauté vous saute aux yeux. Peut-être d’autant si elle a les aspérités d’une vie tourmentée.

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