Pleurer
Parfois, Liz se demandait où était son problème. Elle avait 27 ans et elle était à la limite d’être insociable. Le boulot qui la faisait survivre, elle le détestait, tout autant que les gens qui bossaient là-bas. Le petit journal local où elle était pigiste était un torchon de droite. N’allons pas croire qu’ils s’agissait-là d’un outil de propagande du capitalisme et/ou du fascisme. Mais à part quelques articles sur l’actualité nationale, il était rempli de trucs locaux, rempli d’anciens combattants, rempli d’amicales laïques qui font des crèches de Noël, rempli de matchs de foot, de faits divers où les coups de couteaux étaient portés par des types d’origine marocaine ou antillaise, mais où les champions du monde étaient bien des français des Antilles, eux. Il est vrai qu’elle n’avait aucune formation, encore moins de journaliste, mais elle se sentait bien plus douée que la plupart de ces merdeux qui pensaient avoir trouvé le bon plan pour une place peinard et rentrer tôt chez bobonne qui leur préparait à manger pour qu’ils épongent les verres de pinard avalés avec l’association des chasseurs de Trifouillis-les-Oies.
Pourtant, Liz n’était pas vraiment destinée à devenir celle qu’elle était à présent. Ses parents tenaient un magasin de prêt-à-porter en centre-ville et gagnaient bien leur vie. Elle aurait pu se faire payer des études dans les meilleures facs de la région, même plus loin. Sans aucun souci financier. Elle y aurait trouvé son futur mari, attentionné comme il aurait fallu, alliant avec brio sa vie professionnelle et sa vie familiale, ils auraient eu deux ou trois enfants, ils auraient été heureux et amoureux ensemble. Mais il y avait eu le lycée. Le lycée et Cécilia.
Liz se remémorait souvent cette fille avec nostalgie. Des frissons lui parcouraient le corps. De la colère, aussi. Mais avec le temps, elle tentait de ne garder que le meilleur. Elle évitait de penser trop à elle comme son amie qui s’était suicidée à 17 ans. Elle préférait mille fois penser à elle comme celle qui avait fait d’elle ce qu’elle était devenue, celle qui avait été la base de tout. Elle se souvenait de cet après-midi de fin d’année scolaire. Elles étaient allées à la plage, s’étaient étendues sur le sable fin et s’étaient endormies l’une près de l’autre tout en discutant. À son réveil, Liz avait senti la main de Cécilia sur sa peau. Juste posée là, sur sa cuisse chaude. Cécilia dormait toujours, mais Liz ne la lui avait pas retirée. Elle l’avait gardée sur elle, ça l’apaisait. Son amie avait fini par refaire surface à son tour mais elle n’avait pas non plus retiré sa main. La petite crique de sable s’était vidée et elles semblaient seules au monde. Sans un mot, Cécilia avait remonté sa main lentement.
C’était cette sensation que Liz tentait de retrouver à chaque fois qu’une main la frôlait un tant soit peu. Cette appréhension, mêlée de désir et d’excitation. Cet après-midi-là, Liz avait découvert ce que c’était de faire l’amour. Elle n’était pourtant pas vierge. En y repensant, elle pouvait encore sentir les doigts fébriles de Cécilia chercher à repousser le tissu de son maillot, elle pouvait encore entendre sa chaude respiration dans son cou, n’osant pas encore y poser ses lèvres. Leurs peaux chaudes s’étaient mises à brûler au contact l’une de l’autre.
Puis vinrent les baisers. Elle savait que Cécilia pleurait en faisant danser sa langue autour de la sienne. Ses larmes étaient encore plus grosses, lorsqu’elle avait enfin glissé ses deux doigts fins dans l’étroite fente de Liz. Dix années avaient passé et Liz se persuadait encore qu’il s’agissait de larmes de joie. Alors elle s’était offerte à son amie. Elle avait ouvert grand ses cuisses, elles s’étaient déshabillées en osant à peine se regarder. Nue contre Cécilia, elle l’avait aimée, de tout son cœur, de toute son âme. Elle n’avait pas eu à se forcer, pour gémir pendant que sa bouche découvrait sa vulve. Elle lui avait caressé les cheveux, pendant que sa langue s’enfouissait en elle. Ses reins accompagnaient avec un naturel déconcertant les mouvements de Cécilia, et lorsque celle-ci avait hésité à continuer, Liz l’avait incitée à terminer, l’attrapant par une mèche de cheveux blonds pour écraser son visage entre ses cuisses.
C’est à ce moment-là que Liz avait su ce que l’on ressentait en faisant l’amour. Ce moment où l’âme et le corps ne font plus qu’un. Avant même que Cécilia ne la fasse jouir, elle l’avait allongée sur sa serviette. Elle lui avait dévoré le corps entier. Sa bouche, sa langue et ses mains avaient couverts l’anatomie de son amie de tout son amour. Elle lui avait même léché l’anus, l’avait doigté avec tendresse en couvrant son dos de baisers langoureux. Elle se souvenait encore du goût et de l’odeur de son sexe. Tellement différent du sien, qu’elle avait si souvent goûté en se masturbant.
Et ensemble, à genoux sur leurs serviettes, bouche contre bouche, seins contre seins, les doigts de l’une plantés dans l’autre, elles avaient joui. Pour de vrai. Une jouissance d’adulte, parce qu’elles s’étaient aimées comme des adultes. Pas de la jouissance mécanique qui vous amène à ressentir un gros frisson dans tout votre corps. Le corps et l’âme ne faisant qu’un, elles avaient joui de tout leur être, de tout ce qui faisait d’elles des femmes accomplies à ce moment-là.
Il y avait bien eu ce moment de gêne, ensuite. Cécilia était rentrée chez elle en versant quelques larmes chaudes. Mais Liz lui avait souri tendrement. Elle n’aurait pas pu savoir ce que voulait vraiment dire le geste de son amour, à ce moment-là. Lorsque Liz avait voulu l’embrasser une dernière fois, Cécilia avait détourné le visage puis s’était enfuie. Elle l’avait laissée partir. Et elle s’en voulait encore terriblement aujourd’hui. Comment aurait-elle pu savoir que ce serait la dernière fois qu’elle la verrait ? Comment aurait-elle pu deviner que ce qu’elles avaient fait cet après-midi était ce que Cécilia tentait depuis des mois de rejeter d’elle ? Comment donc aurait-elle pu seulement imaginer que lorsqu’elles avaient fait l’amour, que lorsqu’elles jouissaient ensemble, c’était une défaite pour Cécilia ? Liz était restée un bon moment nue sur la plage, avant de rentrer à son tour, légère, heureuse.
Le lendemain, de retour au lycée, sa vie avait basculé. Lors de la première heure de cours, le directeur avait fait irruption dans la classe et leur avait annoncer le décès par suicide de leur “camarade de classe” Cécilia. Sans une lettre, rien. Laissant juste un énorme vide dans le corps de Liz dont l’âme se déchira ce jour-là.
Et à chaque fois la même chose. Lorsqu’on lui rappelait son incapacité à aimer, ça lui rappelait que son amour tuait.
Et ce soir, alors qu’elle pogotait rageusement sur ce qu’elle avait entendu être le dernier groupe de la soirée, Liz pensait à Cécilia. Une bière dans chaque main, elle repoussait tous ceux qui s’approchaient trop près d’elle à coups de latte, bien que retenus, pour ne pas perdre trop de bière. De loin, Véro la regardait avec tristesse. Voilà trois ans qu’elles ne se quittaient pas, trois années à faire ensemble les 400 coups, et Liz ne lui avait jamais rien lâché sur ce qui la rongeait. Durant ce temps, Véro l’avait vue, avait senti son âme dépérir petit à petit. Ce soir-là, elle craignait pour Liz, elle avait peur qu’il soit trop tard pour elle, qu’elle ne puisse plus faire marche arrière. Elle aurait tant aimé être capable de la faire parler, elle savait que quelque soit ce fardeau, elle pourrait l’alléger un peu. Mais Liz avait décidé de se punir elle-même de quelque chose, d’être la seule à supporter le poids qui la ferait se briser un jour. Et Véro ne pouvait que rester spectatrice de sa déchéance à venir. Et même l’arrivée de son guitariste dans la soirée après un concert ailleurs ne l’avait pas rassurée, ne l’avait pas fait oublier son amie.
Liz, la punkette anarcho-féministe, celle qui n’avait pas peur d’avoir le visage de travers, quand il fallait foncer dans le tas. Il y avait des fondamentaux auxquels il ne fallait pas déroger. Anti-fa jusqu’au bout des ongles, elle n’était jamais la dernière à faire goûter ses rangers aux couilles d’un crâne rasé. Aucune discussion possible. La même chose avec les comportements machistes. Heureusement qu’elle était punk. Non pas que ça n’arrivait jamais avec les punks, mais c’était quand même moins souvent que dans le reste de la société.
Cela faisait dix ans qu’elle traînait dans les squats. La perte de Cécilia lui avait fait comprendre des choses. Elle avait même pu toucher du doigt le pourquoi de son suicide. Jamais personne ne lui en avait parlé avant, au point qu’elle-même n’avait rien vu venir. Elle avait pensé que c’était juste elle, juste un truc entre elles deux. Mais elle avait entendu dans leur ton, vu dans leur regard : le fait qu’elle semblait attirée par les filles empêchait les autres élèves et encore plus les adultes d’être tristes pour son geste. C’était peut-être même mieux comme ça, avait dit sa mère à la voisine au téléphone sans savoir que Liz écoutait. Au moins, ses parents n’avaient pas eu le déshonneur que ça se sache. Par son geste, elle leur avait épargné ça.
Le lendemain, Liz était partie en laissant une lettre destinée à sa mère. Une simple phrase : « Cécilia s’est tuée le jour où nous avons fait l’amour, sur la plage où tu m’avais autorisée à la rejoindre pour l’après-midi ». Le jour où elle avait commencé à haïr sa mère, Liz s’était mise à haïr le monde entier. Elle n’avait que 17 ans, elle aussi. Elle avait été rattrapée par la gendarmerie et ramenée chez elle et avait subi la présence de cette sale fasciste homophobe jusqu’au jour de ses 18 ans. Lorsqu’elle se débattait dans les bras du gendarme, il s’était excusé d’utiliser la manière forte : « Tu es mineure, on n’a pas d’autre choix ».
Le jour de ses 18 ans, elle s’était éclipsée de la maison pendant le repas de famille. Partie aux toilettes juste avant le dessert, elle n’en était jamais revenue. De toute façon, du jour où sa mère a su qu’elle était gouine – même pire ! bisexuelle puisqu’elle s’affichait avec des garçons ! – sa mère ne l’avait plus vraiment aimée. Cette fois, lorsque les gendarmes étaient venus la chercher, ils ne l’avaient pas obligée à rentrer. Ils lui avaient fait promettre de donner signe de vie à ses parents régulièrement, mais neuf ans après, elle les avait presque sortis de sa vie. Elle arrivait encore à voir son père une à deux fois par an. Mais c’était de l’hygiénique, uniquement. Ils n’avaient plus rien à se dire. Liz vivait sa vie, ils n’étaient pas d’accord, mais ils avaient fini par abandonner la partie, à partir du moment où elle ne venait pas habillée comme ça dans le quartier. Sa coiffure avait presque terrorisé son paternel. Elle avait rasé ses cheveux noirs sur les côtés, ne laissant qu’une crête affalée sur le dessus. La plupart du temps, elle les hérissait un peu, en vrac, vite fait. Et pour rajouter une touche de couleur, elle avait teint en rouge sa mèche de devant. Avec ses sourcils fins, ses traits qui l’étaient tout autant, elle trouvait que ça faisait un beau contraste. Elle se trouvait belle, en harmonie entre l’intérieur et l’extérieur. Mais pour son père, c’était une toute autre histoire. C’est peut-être ce jour-là, d’ailleurs, qu’il avait compris qu’elle s’était trouvée et qu’il n’y aurait pas de retour possible. Sa petite fille à lui avait disparu pour de bon. Mais ce qu’il ne savait pas, c’est que cette petite fille était morte avec Cécilia.
Et ce soir-là, alcoolisée, baisée, et triste à en mourir, Liz décida de boire, encore et encore. Elle savait qu’avec le rythme qu’elle prenait, elle finirait sûrement par prendre autre chose, si l’occasion se présentait. Elle n’était pas contre un petit peu de speed, ou à peu près n’importe quoi à se mettre sous la langue, mais elle n’aimait pas payer. Alors quand c’était offert et qu’elle était dans des dispositions idéales, elle ne se faisait pas prier. Commencer à acheter, c’était devenir toxico. Et ça, elle ne le voulait pas. Elle avait vu trop de potes sombrer là-dedans et ne pas en revenir. Vivre en squat avait de bons côtés, quand on aime vivre en communauté. Mais ce côté-là, elle ne s’y était pas fait. La fête, la défonce en continu. La plupart étaient comme elle, active, besogneuse, pleine d’idées. Mais il y avait toujours quelques uns, avachis dans un canapé à planer en écoutant de la musique à fond. Ceux-là la rendaient triste et en colère. Mais elle avait compris que vouloir aider un toxico à s’en sortir, c’était un vrai sacerdoce.
Au bout de quelques années et assez de temps dans ce boulot de pigiste pour considérer avoir un emploi stable, Liz s’était décidée à louer un appartement. Un petit deux pièces, sous les toits, qui lui suffisait largement. De toute façon, elle passait encore beaucoup de temps avec la bande au squat. Mais elle savait qu’elle avait ce lieu pour prendre le recul nécessaire, de temps à autre. Et pour se reposer un peu quand le boulot l’exigeait. Elle rêvait de pouvoir un jour écrire de vrais articles de fond. Sur des sujets de société. Donner la paroles aux gens que l’on n’écoute jamais, les exclus, les asociaux, les cas sociaux, ceux et celles pour qui là-haut on n’arrête pas de tergiverser, pour les sortir de leur merde, leur trouver des logements, pour se donner bonne conscience. Mais sans jamais avoir su quelle odeur leur merde avait. Elle leur en offrirait, des volutes épicées, à ses lecteurs ! Parce que c’est quand tu n’as rien que toi à offrir que tu es le plus humain, au fond.
Liz aspirait à cela. S’humaniser, avoir quelqu’un sur qui compter, sans faille. Pouvoir le regarder dans les yeux et se dire : « Je n’ai plus rien à lui cacher ». Se sentir nue à chaque fois qu’il pose le regard sur vous. La carapace qu’elle s’était construite commençait à lui peser. Elle-même, tout comme Véro, se doutait qu’un jour, elle plierait sous son poids. Il n’y avait plus que deux choses qui réussissaient à lui faire oublier son tourment : la weed et la baise. Enfin... la baise quand ils voulaient bien fermer leur gueule après avoir joui. Elle aurait tant aimé que le mythe du gars qui ronfle après avoir éjaculé soit vrai. Liz jouissait souvent rapidement. À peine se faisait-elle pénétrer qu’elle jouissait, la plupart du temps. Puis elle enchaînait les orgasmes, les vrais, quand son partenaire savait s’y prendre. Comme Alan. Lorsque la partie de jambes en l’air était terminée et qu’elle s’allumait une clope, elle était apaisée, presque heureuse. Elle ne pensait à rien. Elle fumait sa clope en souriant. Mais la plupart du temps, le silence fait peur aux hommes, surtout après ça. Elle aimerait pouvoir apprécier le moment à sa juste valeur mais – et Alan n’avait pas dérogé à la règle – il fallait toujours parler. Les mecs qui jouissent ne s’endorment pas. Ils ont la bougeotte. Vous pouvez les exténuer autant que vous voulez. Une fois repris leur respiration, ils se mettent à bouger, à parler, à s’assurer que tout va bien. Alors que tout allait bien jusqu’à ce qu’ils parlent.
Et avec les nanas, c’était pas beaucoup mieux. Le temps entre l’arrêt des ébats et le premier mot était peut-être plus long, simplement. Mais dans ces moments-là, ça la dérangeait moins. Cécilia arrivait rapidement dans ses pensées, quand elle baisait avec une autre femme. Alors pour le coup, elle n’était pas contre échanger quelques mots, pour ne pas y penser. Liz serait sûrement lesbienne s’il n’y avait pas eu la mort Cécilia.
Le dernier concert terminé, Liz tituba jusqu’au comptoir assailli par des punks chancelants et assoiffés. Tirant sur sa clope de toutes ses forces, elle évitait soigneusement de croiser le regard de Véro ou d’Alan, qui n’étaient pas loin. Ils n’étaient jamais très loin d’elle, ces deux-là.
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