Chapitre 1

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J’y avais longuement réfléchi. Le seul moyen de m’émanciper de mon père, c’était de me construire une vie plus saine, loin de lui. Hors de question que je finisse simple serveur dans un Mac Do pourri de banlieue parisienne. Ma mère n’aurait pas compris. J’étais parti faire des études supérieures, je devais les faire, enfin. Plusieurs semaines étaient passées avant que je ne me décide finalement à envoyer ma candidature pour cette fac d’histoire, après une énième défaite lors de mon dernier combat. Si j’échouai même dans ce que je savais le mieux faire… Mais c’était la seule option qui s’offrait à moi, je ne pouvais pas continuer à me battre toute ma vie. Foutu pour foutu, autant essayer.

Contre toute attente, je reçus une réponse favorable. J’étais pris pour une licence d’histoire à la Sorbonne. Je restai bouche bée un moment face à mon ordinateur éclaté. Puis, tout se bouscula dans ma tête. Je n’avais pas la moindre idée de ce que je ferai après ces trois années. Je ne savais pas vraiment ce qu’on m’apprendrait. Tout ce dont j’étais sûr, c’était que je resterais loin de chez mon père toute la journée. C'était assez pour me lancer.

— Mikaël ! gronda mon père en jetant ses clés sur le meuble de la télé.

Merde.

Combien de fois avais-je eu envie de fermer à clé pendant son absence et ne plus jamais lui ouvrir ? Mais je le connaissais, fou de rage, il aurait été capable d’enfoncer la porte et j’aurais morflé. Si l’idée m’avait effleuré l’esprit, je ne m’étais jamais risqué à la mettre en œuvre.

— Amène-toi ! aboya-t-il.

Je soupirai. J’avais passé la journée à agoniser dans mon lit, épuisé par la raclée que le géant de l’usine m’avait mis la veille, encore une fois. Il avait dû me casser une côte ou quelque chose dans le genre. Je me levai et me dépêchai, autant que je le pouvais, de gagner le salon. Il valait mieux ne pas faire attendre mon père. Sur le chemin, je croisai le seul miroir de l’appartement. Je crois qu’il prit peur. Si ma mère me voyait… J’étais défiguré. Depuis que j’étais tout petit, elle ne cessait de me répéter que j’étais le plus beau. Là, elle n’en aurait pas été capable.

— C’est quoi, ça ? s’emporta-t-il en brandissant le courrier sous mon nez.

Il l’agitait dans tous les sens, je ne vis que le cachet de l’université, en haut à gauche de l’enveloppe. C’était sûrement ma carte d’étudiant et mon certificat de scolarité. J’avais oublié de checker la boite aux lettres. Enfin, j’avais déjà du mal à traverser l’appartement, alors descendre six étages sans ascenseur… C’était insurmontable.

— Tu vas me répondre, oui, s’agaça-t-il.

Il posa sa grosse main sur ma nuque et appuya de toutes ses forces pour me faire courber l’échine. Puis, il me lâcha brusquement. Déséquilibré, je m’écrasai contre le mur du couloir étroit.

— Je me suis inscrit à la fac, bredouillai-je.

Petite merde.

Je me faisais honte. Je n’étais qu’un pleurnichard, un trouillard pas fichu de se tenir debout, comme un homme. Je restai assis par terre, à fixer le carrelage fissuré. J’avais appris à mes dépens qu’il fallait éviter de croiser son regard. Il allait prendre ça pour un défi. Et il allait encore me frapper. Mon père éclata de rire.

— Toi ? À la fac ?

Connard.

Il se tordait de rire. Je serrai les dents. Surtout ne rien répondre.

— C’est la meilleure de l’année, celle-là. Qu’est-ce qu’une merde comme toi va faire à la fac, hein ?

— Je vais étudier, cafouillai-je.

Il rit de plus belle, m’envoya un coup de pied dans le genou et s’affala dans le canapé, toujours hilare. Comment ma mère avait-elle pu se mettre avec un mec pareil ? Elle avait vécu longtemps avec lui, en plus. Il lui avait fallu dix ans pour se rendre compte qu’il n’était qu’une pourriture. Entre temps, Max et moi, nous étions nés. Il avait eu quelques belles années pour nous traumatiser avant qu’elle ne se décide enfin à le foutre dehors. Qu’est-ce qu’on avait fait pour mériter ça ? Elle n’avait jamais su qu’il nous frappait. Elle n’avait jamais su qu’on l’avait vu la frapper. On s’était tu pour pas lui faire de peine. J’aurais dû lui en parler quand elle m’avait dit que j’allais vivre chez lui le temps de me trouver un boulot et un appartement.

Je restai adossé au mur un moment, sans bouger. J’avais peur de lui rappeler mon existence. J’avais tout le temps peur avec lui. Vingt ans, et toujours terrorisé par son père. La honte. Surtout que j’étais loin d’être un enfant de chœur. Comment vous expliquez que je n’avais pas peur de me battre contre le géant qui me mettait régulièrement une raclée mémorable, mais que faire face à un quinqua alcoolique me faisait flipper ? Il avait été champion de boxe à l’époque. Ça me rendait fou qu’on ait ce point commun. Je ne voulais pas finir comme lui.

— Oh ! Gamin ! Ouvre ! brailla-t-il depuis son canapé miteux.

Quelqu’un frappait à la porte depuis une bonne minute. Je n’avais pas réagi, effrayé par sa simple présence.

— Bouge ton cul !

Je m’appuyai sur le meuble télé et me relevai. On était mardi, c’était le jour où Cathy venait. Elle restait une heure, ils picolaient, ils baisaient et elle repartait avec cent balles. Moi, pendant ce temps, je trainai dans la rue avec les quelques lascars qui faisaient le pied de grue à l’angle du café.

— Il est dans le salon, marmonnai-je à Cathy.

J’attrapai mon manteau et sortis. J’eus un mal fou à descendre les escaliers. Sur le pas de la porte de l’immeuble, j’hésitai. Il pleuvait à torrent. Un éclair déchira le ciel chargé. Je sursautai au coup de tonnerre.

Aïe…

Un mec encapuché me rejoignit. Il me donna une tape amicale dans le dos, cracha par terre et ralluma son joint. Puis, il me dévisagea.

— T’as pris cher, remarqua-t-il.

Je ne répondis rien. Je n’aimais pas trop parler. Encore moins avec ce genre de mec. Mais c’était le seul genre de mec qui trainait dans ce quartier. Enfin, lui, je le tolérais. Il était moins cramé que les autres. Il avait fait des études. Enfin, une année d’étude. Après, il n’avait plus eu les moyens de payer son école de commerce. Alors, il était revenu faire du commerce en bas de son immeuble. Il me tendit son joint. Je le refusai.

— T’as eu une réponse de la fac ? m’interrogea-t-il.

— Ouais, c’est bon.

— Faudra rien lâcher, dit-il avec sérieux. Ça va pas être facile pour toi, mais lâche rien. Fais pas le con.

Faut vraiment que je me barre d’ici.

Mon téléphone sonna, coupant Moussa dans son monologue sur les difficultés des mecs comme nous pour s’intégrer dans les milieux de bourgeois. Les mecs comme nous… Je n'étais pas comme lui, moi. J’avais grandi dans un quartier sympa, je n’avais jamais touché à la drogue et je ne buvais pas beaucoup. Je rêvais d’une maison, d’un jardin, d’une vie simple. Je ne voulais pas être un gangster. Je n'avais aucun pote en prison. Je n'avais même jamais pris la moindre amende. Je n’étais pas un ange, mais j’étais loin du cliché du mec de cité.

— 22h. Quatre-cents balles minimum. Si tu gagnes.

C’était Vadim. Il se chargeait de me trouver des combats et de prendre les paris. Grâce à lui, je gagnais de l’argent. Mon père avait une pute, moi j’avais un mac. Quand il m’appelait, je devais rappliquer. Pas question de décliner. En forme ou non, je devais combattre. Vu mon état actuel, je risquais de me faire démonter.

Une heure plus tard, Cathy se fraya un chemin entre Moussa et moi. Elle me souhaita bon courage pour l’université et s’en alla. Elle était gentille avec moi, Cathy. Dommage qu’elle n’était qu’une pute. Dommage qu’elle ne venait qu’une fois par semaine. Mon père était toujours plus détendu après son départ. Je remontai en gémissant à chaque marche. Il me restait une demi-heure pour me préparer pour mon prochain affrontement. En enfilant mes fringues de sport, je grimaçai. J’attrapai le Voltaren posé à côté de mon sac et m’en badigeonnai les épaules. Ça me calmerait au moins le temps que j’envoie les premiers coups. L’adrénaline se chargerait du reste.

Durant tout le trajet, je fus tenté de faire demi-tour. J'avais pas envie, putain. Dire que j'avais commencé à me battre parce que ça me faisait me sentir fort, pas comme la merde que j'étais face à mon père. Maintenant même pour ça, j'étais une fiotte.

Quand j'arrivai à la vieille usine, l'ambiance était électrique. Un nabot venait de fracasser le géant. Mon ego en prit un coup. Comment avait-il pu y arriver, lui, et pas moi ? Vadim m’interpela et le pointa du doigt.

— Putain, t’es en retard ! Allez, vas-y !

Il me poussa dans l’arène au milieu d’une bande de connards surexcités. Ils se foutaient de moi. Je faisais peur à voir. Personne ne parierait sur moi. Ma cote allait exploser. Je devais gagner.

Je compris vite que j’étais dans la merde. Le nabot était en pleine forme et super vif. Il ne me laissait aucun répit. Il attaquait, j’esquivais, je contrattaquais, il esquivait. Je commençais à fatiguer, pas lui. Vu mon état, je n’allais pas tarder à m’en manger une. Sauf que, par je ne sais quel miracle, quand il lança son poing contre mon menton, je me décalai sur la gauche, attrapai son bras et lui envoyai un coup de genou dans le bide. Il tomba raide. Je le regardai, effaré. Des hurlements retentirent dans l’usine. Vadim me tendit une liasse de billet. Six-cents euros. Ça me mettait à l’abri pour deux semaines.

J’avais gagné, bordel !

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