11. Bruits d'animaux
J’étais resté allongé dans l’herbe avec Céleste jusqu’à ce qu’un gardien du parc nous vire. On avait parlé pendant, genre, trois heures. Enfin, c’était surtout elle qui avait parlé. Elle m’avait raconté son enfance dans sa réserve. Je trouvais ça fou. Et quand elle l’évoquait, ses yeux pétillaient de bonheur. Ça me fit penser que mon sud me manquait. J’y étais pas retourné depuis un an. Ma mère en était folle. Elle avait même proposé de passer à Paname pour me voir, de se louer un hôtel. J’avais refusé. Je voulais pas qu’elle me voie comme ça.
— Ça va aller ? m’interrogea-t-elle, alors qu’on prenait chacun un chemin opposé pour rentrer chez nous.
J’hochai la tête.
Non.
Mais j’avais pas le choix. J’allais pas dormir dehors. Il commençait à faire froid la nuit, en plus. Déjà, j’allais gagner encore quelques minutes de tranquillité en faisant un détour par l’hôtel qui avait été mon chez-moi pendant un peu plus d’un mois. Je devais y récupérer mes affaires que le patron avait bien voulu me garder. J’avais quand même pris avec les rares objets de valeur que j’avais, comme tous les jours en fait, parce que je faisais pas confiance au personnel.
— T’es sûr ? s’inquiéta-t-elle.
Vraiment, elle pouvait pas se montrer conne et méchante de temps en temps ? C’était usant tant de gentillesse. Personne faisait ça, tendre la main à un mec à la gueule cassée sans le connaitre. Mais elle, si. Parce que c’était dans sa nature. Elle était profondément humaine, je m’en rendais compte chaque jour un peu plus. Et ça contrebalançait à merveille ma pensée mécanique et fatiguée.
— À lundi, alors.
Elle embrassa ma joue, sur la pointe des pieds, m’adressa un signe de main et trottina dans les escaliers pour ne pas manquer son métro qui arrivait. Moi, je pris tout mon temps.
Mais arriva un moment où je me retrouvai devant la porte d’immeuble de mon père. J’avais plus le choix. Fallait que je rentre. Il commençait à pleuvoir en plus. Putain, j’avais pas envie !
D’une main tremblante, je composai le code et entrai dans le hall étroit et sombre. Le carrelage était fissuré, deux boites aux lettres étaient cassées, la deuxième porte toujours ouverte parce qu’elle ne fermait plus. Niveau propreté, c’était le même style que l’hôtel que j’avais habité. Sauf qu’en plus de ça, y avait mon connard de père qui m’accueillerait sûrement avec son poing. Ou pire.
Je croisai les trois lascars qui squattaient toujours la cage d’escalier, peu importait l’heure. Je leur serrai la main, ils me firent quelques remarques sur ma gueule et je montai en trainant des pieds.
Plus que vingt marches. Plus que dix marches. Plus que trois. Plus que…
J’y étais. Là, sur le paillasson crasseux. J’entendais du bruit à l’intérieur. Il était pas seul. C’était ma chance de m’en sortir bien pour ce soir. Par contre, je prendrai cher demain.
Je frappai. Je l’entendis grogner, pester contre le con qui le dérangeait à cette heure. Le con, c’était son connard de fils qui se retrouvait encore une fois à la rue. Quand il m’ouvrit, il afficha aussitôt un rictus narquois, accompagné d’un regard plein de dédain et de mépris. J’avais toujours droit à ça quand je revenais. Ça voulait dire “bah alors, ptit con, j’te manquais trop”. Autrement dit, c’était ses coups qui me manquaient. Quel enculé !
— Qu’est-ce que tu fous là ? aboya-t-il, de son air le plus aimable, c'est-à-dire absolument pas.
— J’ai nulle part où aller, bredouillai-je.
J’étais minable à avoir peur de lui comme ça. Quand j’étais dans l’arène, à la salle de sport ou avec Céleste, je m’affichais comme un p’tit con sûr de lui. Devant lui, j’étais rien. Il arrivait à m’en persuader en un regard. J’avais honte. Tellement honte. Je méritais clairement pas l’aide que Céleste m’avait apportée dans la soirée, je méritais pas sa bonté et celle d’Abdel. Je méritais rien. J’étais juste une petite merde sans avenir, sans caractère, sans cervelle, sans rien. Quand j’étais face à lui, c’était comme ça que je me sentais. C’était peut-être pour ça que la présence de Céleste me faisait tant de bien. Dans son regard, je voyais qu’elle m’accordait de l’importance. Et ce qu’elle m’avait dit dans le parc ne faisait que le confirmer.
Mon père posa sa grosse main calleuse sur ma nuque et me força à m’abaisser. Il aimait bien me mettre dans cette position voutée, le regard rivé sur le sol. Je lui étais soumis comme ça, je pouvais rien faire. Il me faisait mal.
— Tu vas dans ta chambre. Et t’as pas intérêt à en ressortir avant que je te le dise, si tu tiens à ta vie de chien.
J’acquiesçai par un couinement ridicule. Vingt ans et pas foutu de se défendre. Vingt ans et réduit à néant par son père. Vingt ans et je me retrouvais à ravaler mes larmes par fierté, même si j’avais juste envie de chialer comme une merde. J’étais censé faire quoi ? Il me l’avait dit, si je tentais quoi que ce soit, il me butait. Et je savais qu’il en était capable.
Alors, je m’empressai de traverser le salon, sans un mot pour la vieille pute qui sirotait de la suze dans le canapé. C’était la même qui venait régulièrement. Ils allaient finir par baiser en beuglant dans la pièce d’à côté, si j’avais de la chance, là sur le canapé, si j’en avais moins. Ça me répugnait.
— Qu’est-ce qu’il fait là, le gamin ? demanda-t-elle, de sa voix de fumeuse alcoolique.
— Il a pas été foutu de savoir se battre, apparemment.
Je soupirai, serrai les dents et les poings, et traçai. Allongé sur mon lit, je fixai le plafond. Je repensais à cette soirée passée avec Céleste. Si seulement ça avait pu durer plus longtemps. Je serais pas là, avec mon père en train de sauter sa pute, dans le sofa qui grinçait à chacun de leurs mouvements.
Mon père grognait comme un animal en rut. La meuf simulait à mort, on se serait cru dans un vieux porno des années quatre-vingt. C’était immonde. Dégueulasse. Répugnant. J’en avais la nausée. Comment il pouvait se taper ce boudin flétri et maquillé comme une voiture volée ? Comment cette pute pouvait se taper un connard pareil ? Remarque, c’était son taff. Comment mon père pouvait faire ça alors que j’étais à côté ? Je plaquai mon vieil oreiller sur ma tête, mes mains sur mes oreilles. Ça me dégoûtait. Je regrettais les cafards, je regrettais la femme de ménage insupportable, je regrettais le bruit de mes voisins de chambre quand ils s’engueulaient. Cet hôtel miteux était invivable, mais, au moins, j’étais à l’abri des colères de mon père et j’avais pas à entendre ses bruits de succion affreux qui résonnaient dans le salon. Si seulement j’avais pas perdu mes combats, je serais loin de tout ça.
Pourtant, quand j’entendis mon téléphone sonner l’arrivée d’un message, j’oubliai tout. Y avait que quatre personnes qui avaient mon numéro. Ma mère m’envoyait jamais de texto, elle préférait m’appeler. Mon frère et moi, on parlait presque pas, même si on s’entendait hyper bien, c’était juste pas dans nos habitudes. Il restait que Vadim ou Céleste. J’espérais que ce soit pas mon bookmaker.
“Alors ? Ça va le retour chez toi ?”
Céleste.
Non, ça va pas. Pourquoi j’ai pas accepté d’aller au bar avec toi ? Foutue fierté de mes deux.
Elle s’inquiétait après ce que je lui avais dit. Putain, fallait vraiment qu’elle arrête d’être mignonne comme ça.
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