Précieux
Elisabeth s’apprêtait à assister à l’enterrement de Christopher. Un homme qu’elle n’avait jamais considéré autrement que comme un simple ami. Une simple connaissance. Elle ne le connaissait que très peu. Ils n’étaient pas très proches. Alors pourquoi diable se rendait-elle à son enterrement ?
Elle se surprit à être chagrinée à l’annonce de la nouvelle de son décès. Il fallait qu’elle puisse le voir une dernière fois, elle devait en avoir le cœur net. Elle se rendrait sûrement compte une fois là-bas, que ses sentiments étaient infondés. Qu’elle n’avait aucune raison de pleurer sa mort. Elle n’y verserait sûrement pas de larmes et comprendrait ainsi qu’elle n’était pas réellement triste mais qu’elle ressentait juste un peu d’empathie à son égard.
« C’est ce que n’importe qui ressentirait à l’annonce de la mort d’un autre, même si cet autre n’est qu’une simple connaissance. » se disait-elle. « C’était un sentiment humain après tout non ? »
Oui c’était sûrement cela, elle était tout simplement triste d’avoir perdu quelqu’un qu’elle connaissait vaguement. Son altruisme était la cause de son chagrin, rien d’autre.
Comment quelqu’un qu’elle considérait si peu, pouvait provoquer en elle un tel chagrin ?
C’était un dénommé Christopher, il avait grandi avec elle. Ils étaient dans le même collège, puis le même lycée mais ils vivaient dans deux mondes particulièrement différents.
Elisabeth avait toujours été populaire, extravertie et appréciée de tous. Chris, lui, était toujours seul et introverti. Il n’avait aucun ami. Elisabeth s’en prenait à lui parfois, ainsi elle paraissait drôle aux yeux des autres élèves. Elle s’était servie de lui pour asseoir un peu plus sa popularité.
« Mais c’est bien sûr ! » pensa-t-elle sur le chemin du cimetière. « Ce n’est pas de la tristesse que je ressens, mais de la culpabilité ! Voilà ce qui me chagrine !»
Elisabeth eût un sourire gêné. La culpabilité était un sentiment tout à fait normal, et puis, elle n’était pas la cause de son impopularité après tout, ni même de sa solitude. Elle n’avait rien fait d’autre qu’amuser la galerie à travers une ou deux farces rien de plus. Il n’y avait aucune méchanceté derrière. Elle voulait juste paraître plus… Intéressante. Si ce n’était que la culpabilité, celle-ci finirait bien par s’estomper un jour. Ne dit-on pas que le temps guérit toutes les blessures ?
Elisabeth ne fut pas soulagée bien longtemps par cette pensée. Au fur et à mesure que ses pieds foulaient le sol, son cœur devenait de plus en plus lourd, son visage de plus en plus grave, ses yeux de plus en plus larmoyant… Elle n’était plus qu’à quelques mètres du cimetière. Les battements de son cœur s’accéléraient. Ceux de ses pas ralentissaient. Qu’avait-elle ? Pourquoi se sentait elle si lourde tout à coup ? Pourquoi se sentait-elle si triste ?
Sans trop savoir pourquoi, Elisabeth murmura :
« Non, Chris… Je suis désolée ! »
Sa foulée devint soudainement plus ferme et plus rapide, il y avait une bonne centaine de mètres avant d’atteindre le cimetière mais elle était plus que jamais déterminée à assister à son enterrement.
Elle retint son souffle sous la pression. Pression qu’elle n’expliquait pas mais qu’elle ressentait fortement malgré tout. Elle n’était plus qu’à quelques mètres de l’entrée. Elisabeth se hâtait de plus en plus puis s’arrêta net devant le spectacle qu’offrait l’enterrement de Chris.
Les larmes se mirent à couler abondement sur les joues d’Elisabeth, formant une goutte grossière sous son menton, avant de tomber lourdement sur le sol dans un immense flot régulier. Elle pouvait presque entendre le bruit de ses larmes qui tombaient lourdement sur le sol.
Elle porta ses mains à sa bouche, étouffant quelques gémissements aigues puis sentit ses jambes s’alourdir. Les genoux tremblotants, Elisabeth tomba brusquement sur le sol poussiéreux du cimetière.
Rien. Personne. Le néant. Il n’y avait qu’une personne qui finissait d’enterrer le cercueil à coup de pelle régulier, mais personne d’autres n’était présent. La terre venait recouvrir le défunt sans que personne ne soit là pour y assister, pour lui adresser un dernier au revoir…
Chris avait vécu seul et était mort seul.
Personne n’était venu assister à son enterrement… Aucune famille. Aucun ami… Rien ni personne n’était venu dire au revoir à cet homme.
Après quelques temps, Elisabeth se releva puis fit demi-tour en direction d’un banc sur lequel elle prit place, à l’ombre d’un cerisier, dans un parc qui se situait tout près du cimetière. C’est ici qu’elle venait lorsqu’elle sentait son esprit embrumé. Elle trouvait souvent de quoi s’éclaircir les idées en venant ici. Enfin, la plupart du temps…
C’est alors qu’elle remarqua quelque chose qui ne fît qu’accentuer la tristesse de la situation. Le temps lui-même ne pleurait pas. Le soleil était magnifique ce jour-là, aucun nuage ne recouvrait le ciel. Aucune goutte de pluie ne venait pleurer la mort de Chris. Etrange quand on sait qu’il a plu toute la semaine et que nous sommes en pleine automne. La journée paraissait presque estivale. Christopher avait quitté ce monde dans l’indifférence la plus totale.
Alors qu’Elisabeth pleurait à chaudes larmes sans réellement comprendre pourquoi, elle sentit comme une douce chaleur l’envahir. Une lumière blanche filtrait à travers ses doigts, elle les avait portées à son visage pour cacher sa douleur et ses larmes. La chaleur comme la lumière, étaient particulièrement apaisantes en cet instant douloureux.
Le cœur étrangement allégé, Elisabeth releva la tête. Une femme à l’allure splendide se tenait là, devant elle, le visage souriant. Un halo de lumière l’enveloppait. De ce qu’Elisabeth connaissait de la description des anges, elle en avait tout l’air.
_Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.
La jeune femme prit alors place au côté d’Elisabeth. Sans donner de réponse. Ces mouvements étaient gracieux, presque envoutants. La chaleur qui émanait d’elle se fit plus intense mais aussi plus agréable. Nul doute qu’elle en était la source.
_As-tu trouvé les réponses à tes questions, Betty ? demande simplement la mystérieuse femme.
Betty ? Elle trouvait ce surnom détestable ! Comment pouvait-elle connaître son surnom alors qu’elle ne la connaissait pas ? Par ailleurs, personne ne l’appelait jamais ainsi hormis... Et puis comment pouvait-elle savoir qu’elle était ici pour chercher des réponses ? Malgré la nébuleuse de questions qui se formait dans le crâne d’Elisabeth, elle ne trouva rien de mieux à dire que :
_Comment connaissez-vous ce surnom ?
_Je vois que ta lanterne n’a toujours pas été éclairée. Tu as pourtant eu la chance de côtoyer un être de lumière des années durant. Ce n’est pas quelque chose que l’on accorde à tout le monde tu sais. Répondit-elle d’un ton calme et rassurant.
_Où voulez-vous en venir ? s’impatienta Betty.
_Laisse-moi illuminer ton chemin… chuchota la jeune femme d’une voix particulièrement apaisante.
Elle posa ensuite, avec une délicate souplesse, sa main lumineuse sur la joue d’Elisabeth, puis se pencha près d’elle et souffla au creux de son oreille : « Betty ! »
Ce mot résonna avec force dans le crâne d’Elisabeth, puis devînt de plus en plus clair et limpide. Comme s’il était murmuré par une voix étrangement familière. « Chris ? » Elisabeth voulait parler mais aucun son ne sortit de sa bouche.
Les images qu’elle voyait étaient celles de Chris, enfant, et d’une petite fille du même âge jouant dans la boue, bâton à la main. Il lui fallut un certain temps pour comprendre que cette fille n’était autre qu’elle-même. Elle et Chris, enfant, qui jouaient ensemble. Ce spectacle était étrangement réaliste !
Du coin de l’œil, elle aperçut la jeune femme, debout cette fois, avant de comprendre qu’elle aussi l’était. Elle se voyait elle-même, enfant, d’un point de vue extérieur. Quel étrange phénomène !
Elisabeth avait une tonne de question à poser mais c’est la jeune femme qui s’exprima la première :
« _Ce sont tes souvenirs Betty.
_Des souvenirs ? Comment ai-je pu oublier de tels souvenirs ? »
Tout à coup, quatre adultes firent leur apparition. C’étaient leurs parents respectifs. Elisabeth et Christopher avaient été violemment séparés, puis les parents se mirent à se crier dessus. Elisabeth ne possédait plus ces souvenirs non plus, mais il ne faisait aucun doute que tout ceci était réel car elle reconnut ses parents et se rappelait vaguement cette fameuse dispute. Elle se souvint alors des raisons pour lesquelles leurs parents ne voulaient pas qu’ils se voient.
Elisabeth était fille d’une bonne famille, alors que Chris, lui, venait d’une famille modeste. Ils étaient différents en tout point jusqu’à même leurs convictions religieuses. C’étaient un problème pour eux Elisabeth et Christopher n’avait rien à faire l’un avec l’autre. Mais ce n’étaient pas leur choix, il ne l’a jamais été.
Elisabeth sentit les larmes monter à la vue de ces images. « A bientôt Betty ! » entendit-elle alors que les parents les conduisaient de force dans des directions opposées.
Plus tard, dans la même journée, alors que Betty pleurait de tristesse à la suite du spectacle dont elle avait été témoin, Chris l’avait rejoint sur un banc. Le fameux banc qui lui permettait d’éclaircir ses idées. Il s’était assis à côté d’elle, sans dire un mot, attendant que son chagrin disparaisse. Il n’avait fait que l’écouter se lamenter sans même l’interrompre. Elisabeth ne se souvenait pas avoir jamais eu dans sa vie une oreille attentive ! Elle se sentait si ingrate d’avoir oublié tout cela !
C’est alors qu’un halo de lumière se forma au centre de son champ de vision, au milieu duquel elle aperçut Chris, à peine plus grand, toujours assis auprès d’elle, sur ce même banc, encore en train de passer du temps avec elle à l’écouter parler. Chris, le sourire aux lèvres, l’écoutait attentivement.
Bientôt, des dizaines d’autres halos se formèrent aux milieux desquels on pouvait apercevoir Chris et Elisabeth discuter ou jouer ensemble. Elisabeth racontait joies et peines à Chris, qui l’écoutait sans broncher. Elisabeth ne doutait pas de la véracité de ses images-là qui n’étaient rien d’autres que ses souvenirs enfouis.
« Comment ai-je pu oublier tout cela ? » s’interrogea-t-elle.
Les images devenaient de plus en plus aveuglantes et les propos qu’ils se tenaient l’un l’autre, de plus en plus assourdissants ! Elisabeth commençait à ne plus pouvoir le supporter !
La dernière image qu’elle vit fût celle d’elle et Chris, enfant, jouant dans la boue. Il était enveloppé d’une lumière chaleureuse qui n’aveuglait pas.
Elisabeth revint lentement à elle, comprenant qu’elle était toujours assise sur le banc, à l’ombre du cerisier, en compagnie de cette étrange femme.
_Qui êtes-vous ? susurra-t-elle les yeux imbibés de larmes. Pourquoi m’avoir montré tout cela ?
_N’étais-tu pas venu chercher réponses à tes questions ? répondit-elle simplement.
Elisabeth ne savait quoi répondre… Elle comprenait maintenant pourquoi l’annonce de la mort de Chris était si douloureuse. Les souvenirs des moments partagés avec lui était certes enfouis, mais n’avait jamais réellement disparu. Ils étaient trop douloureux pour elle.
_Je suis ce que Chris t’a offert de plus précieux. Reprit-elle avec douceur.
C’est alors qu’Elisabeth remarqua quelque chose d’étrange. Depuis que la femme était apparue, un oiseau semblable à une pie était comme suspendu dans les airs. Ces ailes étaient rabattues et ne semblait pas vouloir s’élever à nouveau. De même qu’une feuille de cerisier. Celle-ci c’était détachée de l’arbre, mais ne semblait pas vouloir tomber au sol. Le vent lui-même semblait s’être arrêté. Le temps était comme… suspendu.
_C’est exactement cela, continua la jeune femme qui n’avait pas lâché Elisabeth du regard, ce que Christopher avait de plus précieux à t’offrir, n’était rien d’autre que son temps.
À peine avait-elle fini sa phrase que son corps se dissipa en une étincelante poussière dorée qui se laissa porter par le gré du vent… La fleur de cerisier tomba délicatement sur les genoux d’Elisabeth et la pie disparut à l’horizon en quelques battement d’ailes.
Le temps avait repris son cours…
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