Passé recomposé
La femme qui est dans mon lit,
N’a plus vingt ans, depuis longtemps…
Le soleil qui filtre entre les rideaux entrouverts me chatouille le nez, et je souris en repensant à cette chanson de Serge Reggiani. Je me frotte le visage d’une main, comme pour reprendre pied dans la réalité. Ce n’était pourtant pas un rêve.
Je me tourne dans le lit. Elle n’y est plus. Je ne suis pas surpris. Son corps a laissé une légère empreinte sur le matelas et son parfum flotte toujours sur l’oreiller dans lequel j’enfouis ma tête, comme pour retenir son souvenir et celui de cette nuit. Dieu qu’elle fut douce… et tellement inattendue. J’ignorais qu’à renouer avec son passé, on pouvait se reconnecter ainsi à son présent.
Son rire cristallin résonne encore à mes oreilles…
Elle riait lorsqu’elle m’a poussé doucement sur le lit où je me suis affalé lourdement.
- Monsieur L., votre sens de l’équilibre n’a d’égal que votre grâce.
Elle a ri lorsque je l’ai attrapée sous les genoux pour la faire basculer à son tour contre moi.
- Jeune effrontée, ai-je marmonné sans pouvoir retenir un sourire.
Jeune, elle ne l’était plus tant que ça. Mais si ses traits trahissaient légèrement son âge, ses yeux, eux, conservaient cet air mutin qui me séduisait depuis tant d’années. Elle a ri de nouveau en déposant un baiser sur mes lèvres, tendre et fugace, avant de tenter de se soustraire à mes caresses. Elle a ri, encore et toujours, en roulant sur le matelas, tandis que je la retenais par une cheville dans un semblant de lutte dont l’issue nous était déjà connue.
Elle a déclaré forfait, et s’est abandonnée soudain à mes baisers. Sa peau avait ce parfum si particulier, dont je ne me souvenais plus, sans toutefois l’avoir jamais oublié. Quelque chose qui me rendait mélancolique, au regard de ces années perdues à errer seul, sans elle. Quelque chose qui m’apaisait, comme si j’étais enfin de retour à la maison.
Je me suis arrêté de l’embrasser pour pouvoir contempler le gris de ses yeux. Je lui avais dit lors de notre première rencontre, il y a très longtemps, qu’elle avait des yeux couleur eau de vaisselle. Elle m’avait rétorqué que mon humour était à la hauteur de mon pouvoir de séduction. J’avais pris un air très satisfait de moi devant notre groupe d’amis. Jusqu’à ce qu’elle tourne les talons après un petit sourire narquois. J’avais perdu brusquement toute ma superbe. Dès lors, j’avais su que je donnerais n’importe quoi pour qu’elle s’intéresse à moi.
Et ça avait marché… mais la vie est parfois une p*** et elle s’était bien acharnée à nous contrer.
- Vous avez l’air songeur, Monsieur L. …
Sa voix m’a ramené à la réalité. On dit que c’est la première chose qu’on oublie quand on est éloigné de quelqu’un. On se souvient des conversations, on se rappelle des tics de langage, on se remémore l’accent, mais la tonalité nous échappe rapidement. Cela m’avait manqué. ELLE m’avait manqué. Je lui ai souri en caressant son visage du bout des doigts.
- Tout ce temps…, a-t-elle murmuré. As-tu l’intention de me faire attendre encore quelques années de plus ?
J’ai secoué la tête.
- Pas une seconde de plus !
Mes doigts se sont aventurés dans l’échancrure de son chemisier. J’en ai défait un par un tous les boutons sans laisser de répit à sa bouche gourmande. Ses mains se sont évertuées de même à retirer le tissu qui nous séparait encore. Sa peau ainsi exposée était brûlante contre la mienne. Mon corps ressentait l’appel du sien, comme une urgence qui exige que l’on prenne son temps.
Sa poitrine était un réconfort inespéré. J’ai posé ma joue contre l’une de ses sensuelles sphères, et j’ai écouté son cœur s’emballer, un de ses mamelons durcissant lentement entre mes lèvres taquines. Je me suis senti joueur. La moindre de ses réactions me fascinait. Pour cette nuit, il était clair qu’elle serait mon terrain de jeu et que je ne me battrais pas à la loyale. J’avais l’intention de la faire abdiquer par mes caresses, avant de pénétrer en son temple et de m’y recueillir avec toute la ferveur qu’elle m’inspirait.
Je serais bien incapable de retranscrire fidèlement la suite des événements. Je me rappelle qu’elle fut plus difficile à vaincre qu’escompté. Je croyais parfois la surprendre, puis je me rendais compte qu’elle avait manœuvré pour m’amener à faire exactement ce qu’elle voulait. Elle mena l’assaut à plusieurs reprises. Je faillis capituler entre ses lèvres douces alors qu’une part de mon corps disparaissait sensuellement entre elles. Quelle redoutable camarade de jeu elle était devenue…
Elle me fit perdre l’esprit. Elle se livra à moi avec la confiance d’une complice de toujours. Loin de me laisser passivement prendre possession d’elle, ce fut elle qui me guida et m’entraîna dans les abîmes d’un plaisir que nous avions trop longtemps attendu. Et je la suivis sans la moindre hésitation.
Bien plus tard, au cœur de cette nuit que j’aurais souhaitée interminable, elle s’est blottie dans mes bras, sa tête contre mon torse. Je me suis enivré du parfum de ses cheveux en caressant sa peau moite de nos indécents ébats.
- Une chose n’a pas changé, ai-je murmuré.
- Et laquelle, je te prie ? s’est -elle enquise.
- Tes yeux ont toujours la couleur de l’eau de vaisselle.
Elle a éclaté de rire contre mon torse, et j’ai senti les échos se répercuter dans ma poitrine. Associés à la douce chaleur de cette femme et à cette délicieuse félicité qui envahit un corps après l’amour, une pensée m’était brusquement revenue à l’esprit : j’étais vivant. J’étais plus vivant que jamais.
En effet, la femme qui était cette nuit dans mon lit n’a plus vingt ans depuis longtemps. Pourtant moins âgée que ne le chante Reggiani, elle a eu le même effet : elle m’a rassuré. Elle, mon amie, mon amante, perdue et retrouvée, me rappelle que bien que le temps fasse aussi son œuvre sur moi, les années à venir pourraient finalement s’avérer bien plus douces que prévues…
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