À l'école des korrigans

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Le professeur pénétra dans la salle de classe par une petite porte ronde en bois massif qu’il claqua derrière lui, foula de ses sabots de bouc le sol en terre battue et monta sur l’estrade sous le regard émerveillé de ses élèves, imposant par sa présence un silence quasi-religieux.

L’école était logée au cœur d’une caverne. Les racines noueuses d’un chêne plusieurs fois centenaire en traversaient les parois. Des dizaines de flambeaux diffusaient dans toute la pièce une lumière vacillante et projetaient sur les murs les ombres vacillantes des élèves assis sur leur rondin.

Nous étions en plein massif du Huelgoat, en Centre-Bretagne, au beau milieu du territoire des korrigans, ces petits êtres espiègles à la peau toute ridée, à la grosse tête surmontée de deux petites cornes, aux oreilles pointues et aux pattes de bouc.

Une fois installé face à ses élèves, le professeur bourra sa pipe en écume de mer, l’alluma en prenant bien son temps, tira quelques bouffées et prit enfin la parole.

« Mes chers enfants. Je suis heureux de vous voir ici si nombreux. Hier, nous avons vu comment les humains ont remisé notre existence dans les rayons poussiéreux de leurs bibliothèques. Pour la grande majorité de ceux qui vivent au-dessus, nous ne sommes plus qu’un mythe lointain, nous avons cessé d’exister, nous faisons partie du « folklore », un mot que je déteste », dit-il en fronçant les sourcils, avant de reprendre : « Tout comme les fées du pays de Brocéliande, ou même l’Ankou, nous n’avons plus trop la cote dont nous bénéficiions au siècle dernier. »

Il marqua une courte pause et désigna un des élèves sagement assis devant lui.

« Koc’h Lutun, peux-tu rappeler à tes camarades les raisons pour lesquelles on ne parle plus guère de nous ? »

Le dénommé « Crotte de lutin » se leva, et ânonna :

  • Premièrement, les humains ne s’aventurent plus beaucoup dans les forêts ou les campagnes lorsque la lune est levée. Du coup, aucun humain n’a croisé de korrigan depuis 1978. Deuxièmement, la disparition de la tradition orale et des veillées au coin du feu ont fait que nos histoires se sont perdues dans les limbes de la mémoire des hommes.
  • Très bien, tu as bien récité la leçon. Le temps des hommes ne s’écoule pas de la même manière que le nôtre. Pour eux, quarante ans, c’est très long, suffisamment long pour nous oublier… et nous remplacer ! Bref, hier, j’ai donc dressé un tableau très sombre de notre condition.

Le professeur bourra sa pipe en prenant son temps de laisser ses propos imprégner son auditoire, puis leva la tête vers eux.

  • Mais aujourd’hui, la leçon portera sur le fait qu’il ne faut pas perdre espoir, mes mignonned. Tout n’est pas perdu, car d’honorables humains ont décidé de faire revivre notre légende. La Maison des Contes et Légendes de Cornouaille, par exemple, met tout en œuvre pour redorer notre blason, nous remettre au goût du jour. J’ai été informé que leur travail commence à porter ses fruits. Certaines personnes curieuses ont l’intention de nous rencontrer et de prouver notre existence. Ah, je me souviens du temps où nous nous amusions avec les personnes égarées. La leçon du jour va donc porter sur l’accueil que nous allons réserver à ceux qui auront choisi de nous rendre visite et qui un beau jour finiront bien par nous trouver. Nous allons procéder à notre manière, bien sûr.

Le professeur tira une nouvelle bouffée et lâcha un nuage de fumée verte en forme de point d’interrogation pour faire comprendre qu’il attendait la participation des élèves.

L’un d’entre eux se risqua timidement:

  • C’est quoi, notre manière, m’sieur ?
  • Très bien, Koc’h ki du, voilà la question que j’attendais ! Tout d’abord, il faut distinguer les hommes bons de ceux qui ont de mauvaises intentions. Pour les premiers, nous savons nous montrer généreux, pour autant qu’ils nous fassent danser, car, n’est-ce pas, la danse est la plus belle chose qui soit. Nous avons de grandes réserves d’or et si besoin, nous pouvons réaliser quelques sorts de magie pour remercier notre hôte. Il faut savoir que l’or rend les hommes fous et vaniteux. Mais l’or n’a de la valeur que pour les humains, pour les animaux il n’est rien. Pour nous non plus, d’ailleurs.

Le professeur tira une bouffée de sa pipe et regarda s'envoler les volutes de fumée d'un air pensif.

  • Donc, je disais que nous récompensons largement les hommes bons. En revanche, pour les avares et les sots, nous faisons preuve d’inventivité dans la punition. Voici donc comment nous procédons : lorsque le moment est venu de récompenser l'invité qui nous aura bien fait danser, il est primordial d’accepter sa demande pour le mettre en confiance. Il croira que l’affaire est dans le sac. De notre côté, nous allons détourner son vœu dans le sens qui nous arrange. La langue des humains se prête à de nombreuses interprétations, pour notre plus grand plaisir ! Je vous donne un exemple concret. En 1978, un jeune penn-sonneur du Bagad de Kemper s’était perdu suite à une riboule bien arrosée — c’est du reste le dernier humain que nous avons rencontré. Nous l’avons intercepté dans la lande, près du mont Saint-Michel de Braspart, et comme il était muni de son biniou, nous lui avons demandé de nous faire danser. Il s’est exécuté avec joie et nous sommes partis dans une gavotte endiablée qui a duré toute la nuit. Au lever du jour, nous lui avons proposé de le remercier. Il a juste soupiré “Ah, mes amis, si seulement je pouvais vivre de ma musique...”. Nous avons exaucé son vœu : depuis 1978, il joue sans s’arrêter sur la place de la cathédrale Saint-Corentin, pour le bonheur des touristes, mais il sait que s’il s’arrête, il s’arrête aussi de vivre.

Koc’h ki du leva le doigt.

  • Mais il n’était pas méchant, celui-là, pourquoi a-t-il été puni ?
  • Ce n’est pas vraiment une punition, mon petit. Nous plaçons la musique au-dessus de tout, nous aimons danser et voir les gens danser, alors nous avons exaucé son souhait. Et puis, pour ne pas l’user, nous lui avons retiré la fatigue, la douleur, la soif et la faim, qu’est-ce qu’un humain peut espérer de mieux ?

Il y eut un léger brouhaha. Les petits korrigans débattaient sur l’aspect moral de cette décision, sous l’œil amusé du professeur.

Le cours fut interrompu par une mélodie jouée au violon. Les petits sabots des élèves se mirent à bouger malgré eux. Le professeur lui-même commença à se trémousser sur son estrade.

  • Mes enfants, quand on parle de l’homme, on ne tarde pas à en voir le bout du nez. La chance est avec nous ! Nous allons pouvoir mettre cette leçon en pratique avec cet humain, là-haut, qui nous appelle ! Regardez comment on fait, et apprenez !

La petite troupe hurla de plaisir et fila tout droit vers la sortie de la caverne pour se retrouver à l’air libre. Il faisait doux, la lune était pleine. Au pied d’un chêne trapu, un jeune homme jouait du violon en tapant du pied. Une joyeuse gavotte du pays vannetais, de celles qui donnent l’envie de danser en rond comme le font les Bretons, en se tenant par le petit doigt et en balançant les bras d’avant en arrière, puis d’arrière en avant. Le jeune musicien sourit en les voyant, et accéléra le rythme de la musique. Les korrigans dansèrent si longtemps et avec tant d’entrain qu’un rond d’herbe brûlée se forma à leurs pieds.

Lorsque le soleil pointa le bout de ses rayons, le professeur fit signe au musicien de s’arrêter de jouer.

  • Eh bien, mon ami, tu nous as fait danser toute la nuit, je te tire mon chapeau ! Nous te sommes redevables, que désires-tu ?
  • Merci. Voilà, je m’appelle Goulwenn. Mon père est très riche et très puissant. Il ne cesse de me dire qu’il faut que je travaille pour réussir, mais je n’en ai pas envie. J’aimerais simplement prendre sa place pour profiter de ce qu’il a, sans effort.
  • Cela me semble réalisable. Rentre-chez toi, file dans ton lit, et quand tu te réveilleras, tu te retrouveras à la place de ton père.

Le jeune homme les remercia et rentra chez lui. Le professeur se tourna vers ses élèves :

  • Vous verrez, il reviendra pour se plaindre dès demain. Allez vous coucher, nous aurons de quoi nous amuser !

Les petits korrigans partirent rejoindre leurs pénates en sifflotant.

Le lendemain soir, une voix en colère fit vibrer les racines de la salle de classe. Le professeur fit un clin d’œil à ses élèves.

  • Il est là, je vous l’avais dit. Et il n’a pas l’air content !

Tous sortirent de leur trou. Au pied du chêne, un homme d’une cinquantaine d’années avec une casquette bleue faisait le pied de grue. Il fulminait. Le professeur s’approcha de lui :

  • Bonsoir, cher ami, que nous vaut le plaisir ?
  • Je suis venu hier !
  • Ah, mais je ne crois pas, l’homme que nous avons vu hier n’était pas celui que j’ai devant moi.
  • À cause de vous ! Je vous ai demandé de prendre la place de mon père, et voilà que je me retrouve dans la peau d’un homme que je ne connais pas ! Un facteur qui plus est, au vu de l’uniforme.
  • Ah, oui, je vous remets ! C’est compliqué, votre affaire, mais estimez-vous heureux de ne pas vous être réveillé dans la couche de votre amante, la mère de Goulwenn, celui qui nous a fait danser hier !

Le nouvel arrivant devint blanc comme un linge.

  • Attendez… Mon père… ce n’était pas mon père... biologique ? Je suis le fils du facteur ?
  • Tout juste, mon ami ! Enfin, vous êtes le facteur, maintenant, puisque vous avez demandé à prendre la place de votre père, vous saisissez ?
  • Mais il faut réparer ça !
  • Avez-vous un violon ?
  • Non, mais quel rapport ?
  • Revenez avec un violon, faites-nous danser, et vous pourrez vous retrouver dans la peau de celui qui vous a élevé.

L’homme grommela, partit, et revint une heure plus tard.

Le professeur s’amusa :

  • Bonjour, vous venez livrer le courrier ?
  • Arrêtez de vous moquer de moi, j’ai apporté mon violon, vous allez danser et m’obéir.
  • Alors jouez, et nous verrons bien !

Le facteur se mit à jouer avec entrain, une gigouillette du pays de Fougères qui mit une fois de plus le feu à la lande.

Les petits korrigans s’en donnèrent à cœur joie, surtout lorsqu’ils se lancèrent dans la dañs ar bleiz (la danse du loup), leur préférée.

À la fin de la nuit, le facteur était exténué. Il appuya la main contre l’écorce du chêne, et demanda, le souffle court.

  • Je vous ai fait danser... Comme promis… À vous de me payer maintenant !
  • Il est vrai que nous avons bien gigué. Que veux-tu donc en échange ?
  • Cette fois-ci, je veux prendre la place du père qui m’a élevé. Et pas d’entourloupe !
  • Très bien, retourne te coucher, et quand tu te réveilleras, tu auras pris la place du père qui t’a élevé !

L’homme partit, visiblement soulagé. Une fois qu’il fut hors de portée, le professeur s’adressa à ses élèves :

  • Je ne pense pas qu’il reviendra demain soir.
  • Pourquoi il ne reviendra pas ? Il va avoir ce qu'il veut, cette fois ?
  • Héhé… Quand il se réveillera, il se retrouvera bien à la place de son père. Du père du facteur. Dans un cimetière. De sa tombe, je ne pense pas qu’il aura la force de venir nous rendre visite.

Les Korrigans se mirent à rire en chœur. On apprend toujours mieux en s’amusant.

Le professeur reprit, en souriant.

  • Bon, tout le monde est bien fatigué, il est temps d’aller se coucher. Demain, nous aborderons une nouvelle leçon : comment certains korrigans un peu fous ont réussi le tour de force d’infiltrer l’Internet des humains.
  • C’est quoi, linterrenètdézumin, M’sieur ?
  • Oh, c’est un outil qui leur permet d’accéder à toute la connaissance des hommes, c’est très puissant.
  • Et comment nous avons infiltré cela ?
  • Certains korrigans ont trouvé un moyen de polluer ces connaissances en racontant n’importe quoi, c’est très amusant. Les humains les appellent, à tort, des trolls.

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