Saint Front et le coulobre

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Abélard regarda l’eau calme et sourit :

— L’eau est calme sur la Dordogne. Le métier de batelier est facile.

— Détrompe-toi, lui répondit son oncle, dans dix lieues nous serons aux rapides de la Gratusse. Là se trouvera la partie la plus dangereuse de notre voyage.

Le silence s’écoula ensuite comme le fil de l’eau. Abélard, venait de perdre ses parents morts d’une mauvaise fièvre. Son oncle avait accepté de le prendre sous son aile et de lui enseigner le métier. C’était le premier voyage qu’il faisait en sa compagnie. Il avait commencé à manier la gaffe et rendait déjà de menus services. Le bateau était d’un maniement difficile tant il était chargé de bois. Il n’y avait pas une main entre le bord de la barque et la rivière.

— Là, mon oncle, un homme nous fait signe !

— Ah ! C’est le passeur.

— Le passeur ?

— Ces usuriers ! Ils vont nous aider à passer les remous de Lalinde. Prions pour qu’il éloigne aussi le coulobre.

— Le coulobre ? Qu’est-ce donc ?

— Comment, jeune homme ? Vous ne connaissez pas le coulobre ! s’exclama le passeur qui venait de sauter à bord. C’est un monstre terrifiant qui vit dans la Dordogne. C’est un dragon colossal avec des pattes, des ailes et des griffes. La bête est si grande qu’elle va de la rivière à la falaise. Elle aspire l’eau si fort en buvant qu’elle déplace les rochers qui créent les remous de Lalinde. N’est-ce pas, mon cher batelier ?

— Moui, moui, grogna l’oncle. Combien vous voulez ?

— Dix sous.

— Dix sous ? Mais c’est du vol !

— Non, c’est le prix de l’art, pour vous faire passer les rapides. Cela ne vaut-il pas votre chargement ?

— Bon, bon, prenez-les, grommela le batelier en donnant l’argent.

Le passeur prit les commandes, mena l’embarcation à gauche d’une petite île et là, apparurent les premiers bouillonnements de l’onde. En lieu et place du miroir aqueux qui les portaient jusqu’à présent, il n’y avait plus que des marmites furieuses. Abélard avala sa salive, soudainement inquiet de ce passage.

L’expérience du passeur ne suffit pas. Le navire se retourna et les trois hommes y trouvèrent la mort.

La population s’indigna et marcha jusqu’à Périgueux pour trouver son évêque.

— Monseigneur, nous n’en pouvons plus ! Faites quelque chose ! Par pitié !

— J’irai donc, répondit l’évêque.

Saint-Front laissa les ouailles s’éloigner en réfléchissant. Sa religion était bien fragile dans cette région. Son évangélisation était encore balbutiante. Vaincre ce monstre serait le moyen d’amener définitivement Dieu dans le cœur de ces tout-justes chrétiens. Le prêtre avait beau être ordonné par Saint Pierre lui-même et croire fermement au Tout-Puissant, il n’était pas fou. Il ne serait jamais de taille à vaincre un tel monstre. Il fallait donc ruser.

Le lendemain matin, il partit discrètement vêtu en mendiant et voyagea jusqu’à Lalinde. Là, il battit les rives du fleuve. Il découvrit finalement le monstre. Un dragon d’écailles, immense, au long museau garni de dents féroces mais aux ailes absentes. Quelques siècles plus tard, tout un chacun aurait reconnu en cette créature un gigantesque crocodile. L’animal était arrivé dans la rivière sous forme d’un œuf transporté par les marchands et s’était malencontreusement retrouvé dans la rivière. À l’apex de la chaine alimentaire, le reptile avait grandi et prospéré.

Bien que terrifiante, Saint-Front y vit une bête comme une autre, faite de chair et de sang. Il vit bien que le dragon était carnivore et un peu stupide. Il décida de la dresser. Pendant quelques jours, à partir de ce jour-là, l’évêque vint à midi, fit le signe de croix avant de lancer un morceau de viande dans l’eau. Il fallut un peu de temps mais il vint le moment où la créature se précipitait à l’eau dès qu’il faisait le signe de croix.

Désormais satisfait, le prêtre revint chez lui pour revenir à Lalinde en grandes pompes. On le conduisit directement à la rivière. Il était midi. Habituée, le dragon apparut. Saint-Front lança une prière – presque une incantation :

— Va-t-en, créature du malin ! Fuis et ne passe à aucun lieu où il y a des hommes et des femmes !

Puis il effectua un majestueux signe de croix. Le monstre repartit alors dans l’eau et disparut.

Une grande joie s’éleva des berges. À cette liesse se mêlait la stupéfaction : Dieu était donc si puissant pour qu’un simple signe de croix fasse fuir ce dragon ? Un paysan alla s’agenouiller aux pieds de Saint-Front et s’exclama :

— Baptisez-moi et bénissez-moi mon Père ! Je viens d’avoir une révélation. Dieu est grand ! Il est mon Seigneur !

Toute la foule s’agenouilla à son tour.

Après maintes messes et maints cérémonies baptismales, l’évêque repartit de Lalinde le cœur heureux : ces nouveaux chrétiens construisaient une église sur la berge de la Dordogne.

Quelques temps plus tard, il y eut un naufrage dans la Dordogne en face de Lalinde. Aucun survivant.

— Mais j’ai vu un monstre, s’affola un témoin.

— Sot ! Saint-Front nous a débarrassé du coulobre. Les courants sont juste mauvais. C’est tout.

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