En même temps qu’elle frémissait d’horreur, Zoya détaillait son désarroi : elle se rendait compte qu’auparavant elle avait vraiment été convaincue que non, à eux, cela n’arriverait pas, leurs enfants étaient affectueux, joyeux, sincères, cela leur était juste impossible de basculer dans le Cauchemar. Évidemment, elle se pliait aux consignes obligatoires, mais un morceau d’elle avait constamment douté de leur utilité. Pas ses enfants à elle, jamais.

En cet instant figé, Zoya ressentait l’impossibilité de la scène en train de se dérouler en même temps qu’elle en constatait la véracité et l’intensité. Elle pensait double et comprenait encore mieux pourquoi cette folie qui avait pris toute l’humanité était appelée Cauchemar.

À l’époque des premiers massacres, elle et Hector avaient ricané. N’importe quoi. Ces premiers meurtres commis par des enfants avaient été suffisamment espacés pour être interprétés comme des faits isolés. Le monde devient fou gnagnagna… Haussement d’épaules résigné. Puis soudain, en l’espace de quelques jours, les atrocités s’étaient accélérées. Partout. Pas un seul pays épargné. L’ampleur de la calamité n’avait pas pu être minimisée. C’était le… Cauchemar ! Âge des retraites, fonte de la banquise, prolifération des sacs en plastique, droit d’asile, Nord-Coréens, Jihadistes, rien n’avait plus aucune importance ! Toutes les nuits, tous les jours, d’adorables gamins, de charmantes gamines assassinaient des adultes, parents, profs, voisins et inconnus.

Que fallait-il mettre en place pour éviter les carnages ? Que fallait-il faire des enfants-tueurs qui, le plus souvent, mais pas toujours, étaient retrouvés en train de jouer gaiement à l’endroit même où ils avaient commis leur massacre ? Dans l’urgence des horreurs, comment instaurer un vrai débat moral ? La gestion du Cauchemar avait été complètement différente, selon les continents et cultures. Il y avait aussi une question de moyens ! Chaînes et cadenas coulissants étaient inaccessibles à une population vivant dans des taudis. Dans certains cas, le processus s'était inversé : les adultes fous de rage et de peur s’étaient retournés contre les enfants, tous les enfants. On ne dénombrait plus les scènes épouvantables où des mères incrédules essayaient de protéger leurs petits contre des voisins décidés à éliminer le danger. En quelques semaines, plusieurs centaines de milliers d’enfants, qui n’avaient manifesté aucune agressivité, avaient été tués de manière préventive. Dans d’autres régions du globe, les adultes s’étaient résignés à ce qui était parfois interprété comme une punition divine, ou une grâce, ils avaient prié et laissé les petits s’amuser sans résister. D’autres villes avaient simplement évacué tous les enfants prépubères, ils avaient installé barrières et gardiens pour bloquer le retour. Dans certains cas, des convois armés partaient approvisionner les enfants parqués, dans d’autres cas ils avaient juste été abandonnés loin et laissés à eux-mêmes. Des parents avaient refusé et les avaient accompagnés ; aucun d'entre eux n’avait survécu… On avait aussi parlé de plonger les gosses dans un coma artificiel jusqu’à leur puberté. Peut-être l’avait-on tenté.

La Wallonie, quant à elle, avait adhéré, comme la plupart des pays européens, au procédé libre des rampes et chaînes, même si le placement en « internat sécurisé » était le choix prioritaire conseillé par le gouvernement. Depuis plusieurs mois que le double système était mis en place, les massacres avaient grandement diminué. Et un semblant de début de vie « normale » avait recommencé… Zoya et Hector avaient d'ailleurs relevé la « routine du Cauchemar ».

Zoya observait son mari qui tenait le bébé dans les bras, elle ne le supportait plus, mais elle l’aimait encore. En cet instant, elle lui trouvait une grâce quasi angélique, elle voyait le mâle préhistorique en train de cogiter au moyen de sauver sa tribu. Oui Zoya aimait Hector, son bel Hector avec le gros Bébé Simon, le fils refusé, face aux deux grands Chéris tarés et leurs yeux trop creux. Zoya les aimait tous si fort. Tiens, Zoya avait envie de mourir. Tellement envie de mourir. Envie de mourir comme une autre aurait envie de chocolat. C’est elle qui allait se lever, ouvrir l’armoire cadenassée, trouver un couteau et le tendre aux gosses. Maintenant ! Tuez-moi, mes petits chéris, tuez-moi. Et que ce maudit cirque soit fini.