III

Elle dut vite déchanter.

.  Dès le soir du mariage, la douleur, la solitude, l’incompréhension s’ancrèrent dans son quotidien. Elle en parla bien avec sa mère, à mots couverts, car on ne parle pas de ces choses-là. Elle aborda le sujet avec ses amies, très indirectement, en détournant le regard. Elle tenta même de s’en ouvrir à sa sœur aînée, mariée depuis déjà deux ans. Mais à chaque fois les réponses furent évasives et aussi imprécises que ses questions, voire complètement hors sujet, la pudeur et le non-dit prenant le dessus, et elle repartait frustrée, incomprise, déçue mais incapable d’aborder le sujet crûment et sans doute dans ce cas, n’eût-elle obtenu que des éléments de réponse, partiels ou métaphoriques, en tout cas pas le soutien espéré.

  Alors elle s’enferma dans le mutisme et la solitude, se contentant d’obéir sans discuter à ce mari qui ne lui adressait pratiquement pas la parole, ou alors pour lui donner des ordres, ou lui faire des reproches. Il ne lui témoignait un semblant de tendresse qu’au lit, fugacement, avant de se retourner pour dormir… comme une bête… pensait-elle !

  Et puis un jour, Lehna, sa fille, venant d’avoir quinze ans et manifestant depuis quelque temps des velléités d’indépendance, brutalement réprimées, il faut le dire, Faredj informa la famille qu’au début de l’été, il emmènerait tout le monde en vacances au pays.

… ???

  Cette annonce impromptue fit à Zohra l’effet d’un électrochoc. Horriblement vexée de n’avoir pas été associée à cette importante décision, ni tenue au courant du projet, incapable de comprendre comment ils allaient faire face aux dépenses, révoltée par le fait que le besoin d’émancipation de sa fille paraissait à l’origine de cette subite envie de revoir l’Algérie. Partir au moment où de douloureux évènements s’y produisaient et que le pays se repliait sur lui-même, alors même que ses propres désirs étaient systématiquement réprimés à peine conçus, elle osa contester la décision du mari, demanda des comptes, des explications, émit des réserves, laissa éclater sa colère nourrie par ses frustrations. Elle exprima soudainement et avec rage une opinion que tous s’étaient ingéniés à ignorer, voire à nier, elle avança ses arguments et son mari en fût si surpris qu’abasourdi il dut les réfuter un à un. Il la prit à part, calmement, en s’expliquant pour la première fois et en tentant de la convaincre au lieu d’imposer un diktat ou d’exiger le silence et l’obéissance.

  Zohra apprit ainsi que Faredj avait gagné une somme importante au jeu et que cet argent paierait le voyage et le séjour. Il l’informa également de sa volonté de marier Lehna, sa fille ainée, avec Juba, un cousin éloigné issu d’une famille aisée. Il avait déjà fait établir auprès du consulat, les passeports pour ses cinq enfants, Zohra et lui. L’un de ses amis travaillant dans une agence de voyages s’occupait des billets de train et de bateau, ils partiraient dans dix semaines et resteraient au village tout le mois d’août. Si tout se passait comme prévu (comme il l’avait prévu !), ils seraient hébergés, quelques jours, chez ses parents qu’elle n’avait pas revus depuis son départ pour la France seize ans plus tôt, puis dans la famille de Juba où seront organisées les festivités du mariage devant avoir lieu mi-août.

-- Juba est un homme riche et honorable, lui dit-il encore, il saura rendre Lehna heureuse. Tes parents et les miens sont tous d’accord également. Si je ne t’ai rien dit, c’est que je ne voulais pas de problème avec Lehna. Je préfère ne rien lui annoncer avant notre départ, alors toi, tiens ta langue !

JI 27/12