Chapitre 30.2
Will n’avait pas mis plus de deux jours à trouver le fameux entrepôt.
Le vaisseau qu’il connaissait maintenant par cœur en comportait près d’une trentaine, de différentes tailles. Certains avaient pignon sur coursives, d'autres semblaient plus discrets. Ceux qu’ils cherchaient entraient dans la catégorie : carrément clandestins. Ce n'était même pas des pièces ou des cellules pour ainsi dire, ni même des quartiers désaffectés, mais une partie des ponts.
Comme Will l’avait supposé, ils étaient cachés sans vraiment l’être. Des caisses de différentes tailles, de couleurs, et même de matières et de formes étaient reléguées au fond des différents ponts. Il n’avait jamais eu la curiosité de regarder ce qu’il y avait vraiment à l’intérieur, pensant qu'il s'agissait de pièces détachées pour les appareils. D’autant que les plus visibles étaient éventrées et contenaient bien des pièces de moteurs ou autres mécaniques pouvant s'évérer utiles aux réparations. Il fallait vraiment chercher pour trouver ce qui n'en faisait pas partie.
Par ailleurs, il y avait presque toujours des vaisseaux qui bloquaient leur accès. Will et elle avaient dû profiter d'une sortie destinée à contrôler l'état de vol de vieux chasseurs réparés, ou plutôt raffistolés avec les moyens du bord, pour y accéder. Finalement, ils avaient pu constater que les marchandises étaient suffisamment proches des vaisseaux pour en entrer ou en sortir en toute discrétion, au nez et à la barbe de n'importe quel curieux, en particulier ces contrôleurs dont avait parlé le labiré.
En fouillant dans quelques caisses, ils avaient pu constater que dans le domaine de la contrebande, les habitants du vaisseau amiral avaient une conception profonde de l’ordre, du classement. Tout était rangé par nature des objets, et par leurs origines. Il y avait même un entrepôt uniquement dédié à l'art statuaire, et un autre à l'art pictural. Il y en avait beaucoup d’autres du même genre, pour les vêtements, le bricolage, les denrées, l'ameublement, et même la décoration et les jouets. Le moins que l'on pouvait en dire était que les provenances étaient géographiquement diverses, et que les produits ne venaient pas seulement de la Terre. Ils se trouvaient dans un véritable entrepôt volant. Leurs découvertes confirmaient surtout que Baal avait non seulement le sens des affaires, mais, aussi et surtout, que ses labirés et lui avaient celui du secret.
Le contenu d'un seul des entrepôts d'œuvres d'art aurait pu rembourser la dette financière de n’importe quel ancien pays de l'Union Européenne ou du Commonwealth.
Fier de ses découvertes, et peu désireux de les exploiter, Will était retourné à ses livres. De son côté, Esmelia essayait de tuer le temps comme elle le pouvait. Ils essayaient de faire coïncider leurs emplois du temps autant que possible pour passer des moments ensemble.
Will avait compris de lui-même qu’elle ne lui avait pas tout dit à propos de Mead'. Elle n’avait effectivement pas eu le courage de lui dire que ses jours étaient comptés, et qu'à un moment où à un autre il ne pourrait plus lui faire confiance. Lorsqu’il lui arrivait de poser une question qui risquait de la mener sur un terrain glissant, elle se contentait de ne pas lui répondre. Il n’insistait jamais.
Durant son temps libre, Esmelia poursuivit son apprentissage sur l'étrange instrument à cordes. Elle était parvenue à jouer de mémoire un morceau de Bach. Enfin... Plus ou moins, car personne ne l'aurait sûrement reconnu, même son auteur.
Le son de l’instrument n’était pas loin de celui du violoncelle, mais elle devait admettre que « pas loin de » était plus proche de « beaucoup moins harmonieux que ». Sûrement à cause des cordes. Elle ignorait qu'elle était leur nature. En tous les cas, elles n'étaient pas filées avec du boyau, de l'acier, ou du tungstène, ni même enveloppées par une matière synthétique.
Le midi, elle retrouvait Will, Grama et Baal autour d'un léger repas. Il n'était pas dans les habitudes des habitants du vaisseaux de rester longtemps à table le midi. Au cours de l’un de ces déjeuners, Will avait demandé à Baal quand il pourrait étudier les autres livres qu’il avait en sa possession. Il en avait presque terminé avec les cinq premiers.
— Je ne vous ai rien promis à ce sujet, lui répondit l’ancien dieu.
— J’avais pensé que…
— Je les étudierai personnellement, le coupa sèchement Baal.
— Mais vous n’avez aucune idée de ce que vous devez chercher…
Baal eut un vague sourire avant de se décider à répondre.
— Des informations sur les Terrans et sur la Nuée, pour commencer.
Surpris, Will n’avait su que répondre.
Il le fut encore plus lorsque Baal posa un regard scrutateur sur Esmelia et dit :
— Je suis parvenue à déchiffrer votre petite conversation.
Quelle conversation ? Will et elle se regardèrent en se demandant s’il avait surpris quelque chose d’intime entre eux. Ils s’étaient pourtant bien gardés de dire ou de faire quoi que ce soit… Leurs quartiers étaient-ils sur écoute ? Avec les IA comment le savoir ? Le vaisseau en contenait forcément une, au moins.
Puis, elle comprit que cette remarque n’avait rien à voir avec leur relation amoureuse.
La seule conversation qu’il aurait eu besoin de déchiffrer était celle qu’elle avait eue avec Mead’… Durant le voyage de retour de Tur'in, il lui avait fait remarquer qu’elle n’avait pas cessé de parler alors qu’elle était inconsciente… Alors que son cœur avait même cessé de battre.
Ni morte, ni vivante, se rappela-t-elle.
— Vous m’avez enregistrée lorsque je suis tombée dans les vapes ?
— Tout ce qui se passe dans mes vaisseaux est enregistré, souligna Baal.
Il avait l’œil qui frisait en disant cela. Évidemment qu’il savait aussi pour Will et elle. Elle décida de ne pas se laisser intimider, mais elle vit les joues de Will s'empourprer. Quant à Grama, il restait de marbre, mais elle aurait parié qu'il aurait sûrement préféré être ailleurs.
Baal poursuivit :
— Je ne suis pas du genre à espionner vos conversations. Seulement, celles où certaines occurrences apparaissent… Et ils se trouvent que les mots « Terrans », « Terrannihilisateurs », « Nuée », « Horde » sont apparus dedans deux fois, le même jour. Celle où vous parliez durant votre inconscience… et celle que vous avez eue avec MacAsgaill à votre retour. Vous avez aussi parlé de L’Occulteur de mondes…
— Il existe ? demanda précipitamment Will que la question taraudait depuis que Esmelia lui en avait parlé.
Baal ignora sa question, et continua à s’adresser à Esmelia.
— J’imagine que vous n’avez plus aucun problème à lire les documents sur lesquels je vous ai demandé de travailler.
— Plus vraiment, non, admit-elle.
— Alors c'est parfait. J’aimerais que vous me fassiez la lecture dans mes quartiers privés durant les prochains jours. Disons deux ou trois fois par semaine.
Esmelia fut surprise par cette demande.
— Dès ce soir ? lui demanda-t-elle.
— Non. Mais ne vous inquiétez pas pour cela, je vous préviendrai ou vous ferai prévenir, au plus tard, au déjeuner. Cela ne devrait pas empiéter beaucoup sur votre vie privée.
Elle se contenta d’accepter, jugeant inutile de commenter la dernière remarque.
De nouveau, les jours passèrent sans que rien de véritablement notable ne vienne troubler la tranquillité de l’équipage, et sans véritables découvertes pour leurs recherches. Le vieux vaisseau amiral poursuivait sa route à travers l’espace vers une destination qui leur était inconnue à Will et à elle, et de nouvelles habitudes s’instaurèrent entre Baal, Will et elle.
Chaque matin, Will devait petit-déjeuner avec Grama et Baal. Ce dernier tenait à ce qu’ils soient l’un et l’autre ponctuels.
Durant la journée, le maître des lieux ne leur apparaissait plus qu’en de rares occasions. Le plus souvent, elle ne le revoyait qu’à la fin de la soirée lorsqu’elle se rendait à ses appartements pour lui faire la lecture comme il le lui avait demandé. Une labirée la prévenait toujours quelques heures avant. Ce qui lui permettait de s'organiser, même si elle n'avait pas tant à faire que cela dans ce vaisseau. Les voyages dans l'espace étaient d'un ennui difficilement imaginable pour tous ceux qui rêvaient d'en faire un, à l'exception des croisiéristes. Ceux-là payaient pour en jouir, ou bien ils étaient payés pour les organiser.
Au moins pouvait-elle avertir Will de ne pas l'attendre pour se coucher. Cette simple pensée la fit penser aux vieux couples. Le leur n'en serait sans doute jamais un. Cela lui serra le cœur. Elle chassa cette pensée de son esprit.
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