Chapitre 30.4
Au moins, songea-t-elle, elle pourrait passer un peu plus de temps avec Will.
Elle avait trouvé l’ancien dieu soucieux ces derniers jours. Sans compter que les labirés s’étaient montrés particulièrement actifs. Tout ce qui pouvait l’être avait été réparé à bord du vaisseau. La plupart des chasseurs en état de fonctionner avaient été déplacées du pont supérieur. Mais d'après Will, ils étaient loin d'être suffisamment nombreux pour parer à une attaque. Quand aux navettes d'évacuation d'urgence, le constat n'était guère meilleur.
En cas d'évacuation, il faudrait plusieurs voyages pour extraire l'ensemble des passagers du vaisseau, sans compter le matériel. En cas d'extrême urgence, il faudrait miser sur le portail. Celui qu’ils avaient ramené de Thœx’mar avait été démonté, puis remonté avec les pièces de rechange de la Bouche qui se trouvait dans la cale à ordure. Il devait être opérationnel, mais il n'avait encore été testé. Les labirés l’avait déplacé dans une des cellules qui, du temps des anciens propriétaires — Esmelia le devinait — devaient servir à détenir les prisonniers, les rebelles, les fous ou encore les nouveaux arrivants mis en quarantaine. En tous les cas, les lieux ne prêtaient pas à confusion. Personne n’irait chercher un portail dans les cellules d’isolement du vaisseau. Du moins, pas avant d'avoir cherché partout ailleurs.
Les entrepôts contenant les produits de contrebandes relégués au fond des ponts avaient disparus, excepté ceux dont les vaisseaux hors service bloquaient l’issue. Plus rien ne traînait dans les coursives qui, quelques jours plus tôt, étaient encore envahies de câbles et de plaques détachées des parois. Tout était si bien briqué qu’elle avait même glissé et failli se casser la figure, ce premier matin où, exemptée de lecture la veille, elle avait pu se lever avant les labirés pour courir dans les coursives.
Difficile de deviner si c’était l’heure du grand ménage annuel ou si un événement important se préparait à bord du vaisseau. Will avait essayé de le savoir, mais personne n’avait voulu lui répondre. Esmelia avait cependant son idée sur le sujet, et un nom lui venait à l’esprit : Anat.
Il n’y avait qu’une femme pour obliger un homme à mettre de l’ordre dans sa demeure. Car c'était bien ce qu'était le vaisseau pour l'ancien dieu, et cela bien avant leur arrivée, Will et elle. Baal avait finalement décidé de recevoir la déesse orientale. Du moins, celle qui devait, techniquement, être son épouse. Qu’est-ce que cela présageait pour la suite ?
Elle savait que Teutatès avait raison sur un point : il n’accepterait pas la demande d’Anat. Pas plus que la sienne. Elle avait renoncé à la stratégie directe consistant à le persuader d’accepter son destin en réalisant, un peu tardivement certes, que ce n’était sûrement pas la chose à dire à un individu âgé d’un peu plus de deux mille ans. Peut-être que Teutatès lui avait touché quelques mots de leur conversation. Du moins la partie, concernant sa mission. Il fallait que cela fasse son chemin dans l'esprit de l'ancien dieu Phénicien.
Une autre stratégie consistait à laisser les choses se mettre en place autour de lui. Après tout, il n’avait pas eu besoin d’elle pour trouver Will. Ce n’était pas plus elle qui l’avait attiré sur Feloniacoupia. Ou encore, elle, qui l’avait forcé à les embarquer à bord de son vaisseau. Bien sûr, il y avait eu donné ce petit coup de pouce sur le marché aux esclaves. Mais le résultat n'aurait sûrement pas été différent autrement...
Elle s’était renseignée sur Anat. Will lui en avait tracé les traits essentiels : déesse-femme dans toute sa splendeur, fille de Hel, certains écrits la disaient à la fois sœur et épouse de Baal. La notion de sœur renvoyait, ici, à celle de caste, et non à un lien familial. Pour beaucoup de civilisations, comme sur la Terre, elle était surtout le symbole de l’amour et de la maternité. Elle avait pour particularité de ne pas pardonner, et de n'être pas exempte de cruauté envers les hommes qui la trahissaient.
Au cours de ses recherches, Will avait aussi découvert que les castes étaient déterminées par leur environnement. Si tous les Drægans vivaient à leur naissance, et durant leurs premières décennies dans des milieux aquatiques ou semi-aquatiques, ces derniers pouvaient se trouver dans des déserts sableux, des toundras, des montagnes, des collines, des plaines, des plateaux enclavés ou célestes, des terres de poussières, des jungles ou des milieux naturels qu’aucun être humain n’avait sans doute vus ou envisagé.
D’un endroit à l’autre de la planète natale des Drægans, la nourriture, l’oxygénation, la lumière elle-même différaient. Ces facteurs et d'autres tout autant vitaux créaient des différences, parfois évidentes, parfois subtiles, permettant aux Drægans de se reconnaître en autant de familles et d'individus différents que possibles. Esmelia se demanda si cette reconnaissance persistait toujours lorsqu’ils s’établissaient dans un hôte.
Toute à ses pensées, Esmelia parcourait les coursives à un rythme soutenu, le souffle régulier, apaisé. Encore quelques minutes d’entraînement, et elle irait se doucher. L’idée de l’eau, un peu plus chaude que tiède, coulant sur son corps la fit frissonner. Mais ce n’était là qu’une simple idée. Ici, l’eau était trop précieuse pour être utilsée autrement qu'en vapeur. Si cela se trouvait, personne dans ces galaxies lointaines n’avait eu l’idée d’inventer d’autres choses que des douches de vapeurs.
Elle accéléra le rythme. Elle sentait qu’elle pourrait courir une heure, voire deux sans ressentir le moindre épuisement. Elle se sentait en pleine forme et bouillonnante d'impatience. Ces mois passés dans l’espace, sans poser le pied sur une terre ferme la frustraient. Elle devait trouver les moyens de dépenser son trop plein d’énergie. Courir en était un, mais encore trop largement insuffisant à son goût. En fait, elle avait un goût de sang dans la bouche, l'envie de se battre contre quelque chose ou quelqu'un.
Elle s’arrêta net, les sens en alerte.
Un parfum inconnu, un déplacement dans l’air ambiant, un grattement à peine audible et inhabituel contre la paroi d’une coursive qui aurait dû être encore déserte à cette heure…
Un frisson glacé parcourut sa colonne vertébrale. Depuis très longtemps, elle avait appris à reconnaître ces signes d'eventuel danger immédiat, et elle se fiait à son instinct.
Elle avança dans la coursive, surveillant ses arrières, de temps à autres, pour ne pas être désagréablement surprise à revers. Avec prudence, elle avança à pas de loup jusqu’à l’angle de la coursive. Elle jeta un œil dans la suivante, rapidement. Le temps de voir une femme qui attendait adossée à la paroi. À sa tenue, Esmelia sut immédiatement qu’elle n’était pas l’une des labirés de Baal, même si elle portait des tatouages qui montaient de son cou jusqu’à la surface de son visage. Esmelia eut l’impression que ces tatouages en cachaient d’autres. Les labirés de Baal ne dénaturaient pas ainsi leur visage. En général, ceux qu’ils portaient sur leur visage étaient, certes parlant, plutôt relativement discrets.
Grande et charpentée, l'inconnue réussissait à associer une certaine grâce à sa dureté sous-jacente. Les deux semblaient naturelles chez elle. Ses cheveux étaient attachés, nattés en une épaisse coiffe retenue au sommet de son crâne par deux barrettes argentées, ou par des peignes. Esmelia ne parvenait pas à les définir, mais son instinct lui disait qu'il pouvait tout autant s'agir d'armes, sans doute pas de manière improvisées. Son armure de cuir brun épousait son corps au plus près. Elle ne portait dessous qu’un simple vêtement couleur prune qui, malgré sa finesse devait être une seconde protection contre les projectiles et un isolant thermique. Vêtue pour le combat, elle ne semblait pourtant pas armée. Ce qui conforta Esmelia sur son idée de l'utilisation des peignes.
Esmelia supposa qu’il s’agissait de l’une des labirées d’Anat. Probablement l’une des membres de sa garde rapprochée. Que faisait-elle à attendre ici ? À la voir comme cela, elle ne semblait guère menaçante. Pourtant, Esmelia continuait à ressentir cette envie de bagarre qui l’avait étreinte quelques instants plus tôt, mais elle ne se sentait pas de taille contre une guerrière probablement bien plus aguerrie qu'elle. Prudemment, elle décida de rebrousser chemin discrètement. C’était sans compter sur Mead’ qui prit le relais après qu’elle eut fait quelques pas en arrière.
La Garde d’Anat se redressa vivement lorsqu’elle vit l'ijà'kô arriver au pas de course, ruisselante de sueur, à bout de souffle.
Mead’ s’arrêta à sa hauteur tout en gardant une distance raisonnable entre elle. Pliée en deux, les mains sur les genoux, elle essayait de reprendre un rythme de respiration normal.
L’autre ne bougea pas et se contenta de l’observer en silence. Peut-être se méfiait-elle...
Annotations