Chapitre 21.5
Par nature autant que par tradition, les Drægans investissaient des hôtes très jeunes dont la conscience n’était pas encore construite : des bébés ou des êtres dans leurs toutes premières années, plus rarement des adolescents, mais uniquement des « sans âmes ». Ceux-ci n’existaient que dans certaines civilisations et étaient particulièrement rares.
Quel que soit l’hôte, sa malléabilité devait permettre à l’esprit du nouvel occupant de s’ajuster plus aisément, et de prendre pleinement possession de son nouveau véhicule.
Physiquement, leur croissance se poursuivait à un rythme naturel jusqu’à l’âge de la puberté. Il fallait du temps, environ une dizaine d’années, pour qu’un Drægan parvienne à manipuler le processus de renouvellement des cellules, et à en ralentir progressivement le vieillissement jusqu’à ce que celui-ci devienne imperceptible d’une décennie à l’autre. Ils ne pouvaient pas stopper totalement l’horloge biologique de leur hôte, ou ne le savaient pas encore.
L’improbable jeune Dræganne y était parvenue très tôt, et elle s’était, depuis, quasiment figée dans son adolescence. Elle attisait la curiosité de ses congénères.
Esmelia s’intéressa aux autres Drægans. Elle en compta jusqu’à vingt-cinq. Parmi eux, se trouvaient six des sept chanceliers divins actuels.
Quel que soit leur rang, tous les Drægans étaient impressionnés par la majesté et puissance écrasante du lieu. Ce qui n’était pas peu dire. Même les deux ou trois anciens du Conseil qui avaient connu ce lieu du temps de sa véritable splendeur, des siècles plus tôt.
La pièce dans laquelle ils se trouvaient semblait vaste et circulaire, mais Esmélia se demanda s'il ne s'agissait pas en fait d'une illusion d'optique, un jeu desproportions voulu par les constructeurs, ou les premier chanceliers, pour impressionner les plus jeunes d'entre eux, ou au moins les plus récemment élus, histoire de leur montrer que leur place n'était pas dûe au hasard, et que leurs responsabilités seraient toutes aussi écrasantes que l'impression qu'ils éprouvaient en ces lieux.
Au-dessus d’eux, flottaient d’énormes globes phosphorescents de tailles et de couleurs différentes qui se déplaçaient dans l’espace central, sans être reliés les uns aux autres, sans source d’énergie apparente. Ils parvenaient à y apporter une forme de luminosité proche de celle d’une matinée de printemps légèrement brumeuse.
Des colonnes de pierres gravées de motifs très anciens, autrefois colorés, dont certains devaient être des écritures, d’autres des dessins étaient disposées autour du cercle de lumière créé par les globes.
Esmelia fut surprise de constater que, contrairement aux Drægans présents, elle parvenait à les déchiffrer, et à les comprendre… Des maximes, des adages, des prédictions, des formules mathématiques… des énigmes dont on avait perdu la réponse et l’utilité depuis des milliers d’années.
De lourds sièges découpés dans une pierre semblable à du grès rose, à l’évidence peu confortables, étaient scellés devant chaque colonne. Au centre de la salle circulaire, une dalle amovible légèrement surélevée, attendait son orateur. Allait-il apparaître comme par magie, projeté par un système holographique des plus perfectionnés ?
Esmelia reporta son attention sur les Drægans arrivés dans l’atrium avant le groupe qu’elle avait suivi.
La plupart avait choisi des hôtes primates de types humanoïdes. Une paire de jambes, avec pieds, une paire de bras avec mains à cinq branches, un buste central, une tête au-dessus, expressive si possible, et une verticalité parfaitement assumée les classait dans la famille des hominidés, les rapprochant furieusement de l’être humain. Une peau et des poils ouvraient à plusieurs possibilités dont les terriens ne connaissaient même pas tiers. Le genre et les espèces pouvaient être clairement définis sur la Terre, mais ils ne l’étaient pas dans l’ensemble de la galaxie. Seuls le règne jusqu’à l’espèce restait valable. Enfin plus ou moins.
D’instinct, elle mit immédiatement un nom sur quatre Drægans : Rhadamanthe, Anat, Freyr, et Teutatès. Elle ne se souvenait pourtant pas les avoir déjà rencontrés. Pas dans cette vie-ci en tous les cas. Quoi que le dernier lui paraisse familier. Comme quatre autres, du reste.
Les Drægans se répartirent en trois groupes distincts. La plupart des membres de l’un haïssait foncièrement ceux des deux autres.
Le ténébreux Rhadamanthe aux allures de sultan du désert, invita Anat, Metis, Teutatès, Shamash, Tsukuyomi, Bacchus et Enki à prendre place à ses côtés.
Anat avait revêtu, pour l’occasion, un sari rose et or. Un voile pourpre finement tissé de fils de soie et parcouru de minuscules éclats de pierres précieuses couvrait la moitié supérieure de son visage, cachant ses yeux. Sa peau ambrée, le bout de son nez, ses lèvres charnues, sa mâchoire ciselée, son menton doucement arrondi et son cou gracile vissé sur un corps harmonieusement équilibré, laissaient néanmoins deviner la très belle femme qu’elle était. Pas encore vieille, pas plus que jeune, le temps n’avait pas de prise sur la beauté nubienne de son hôte.
Elle n’ignorait rien de la fascination qu’elle suscitait chez les mâles, quelle que soit leur espèce, pourvu qu’ils se déplacent sur deux pattes, voire trois ou quatre et soient nantis d’un minimum de capacités intellectuelles. Même en ces lieux qui lui étaient étrangers, et parmi quelques-uns des plus hauts représentants drægans, elle jouait de son charme en se déplaçant avec grâce et nonchalance.
L’hôte de Métis, d’un tout autre genre, était remarquable par sa longue et épaisse chevelure aux mèches d’un rouge sanguin mêlées à des roux incendiaires. Grande et élancée, elle portait une robe bleu turquoise, dont la coupe évoquait le chiton des femmes de la Rome Antique. La tresse de cuir qui enserrait sa taille valorisait ses attributs généreux. Ses doigts, longs et fins étaient couverts de bagues aux pierres colorées, et des bracelets dorés dansaient en cliquetant autour de ses poignets à chacun de ses mouvements. D’autres bijoux cerclaient le haut de ses bras. Sa robe de lin laissait entrevoir ses longues jambes galbées et ses mollets un peu forts de guerrière aguérrie. Les talons de ses chaussures étaient démesurément hauts et lui donnait une tête de plus que les autres Drægans.
Elle semblait aborder les quarante ans. Comme tous ceux de son groupe, elle était d’apparence humaine, incontestablement, mais une autre espèce pointait le bout de son nez dans son génome, car pas une seule fois, depuis qu’elle était entrée en ces lieux, ses yeux d’un vert profond n’avaient cillé. Plus encore, elle avait paru sentir la présence d'Esmelia lorsqu’elle s’était approchée d’elle. Ce n'était peut-être qu'une impression et une coÏncidence, mais par prudence, Esmelia décida de l’éviter. Du moins, tant qu’elle ne représentait pas un danger.
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