Divona n’entendait pas se faire déposséder de sa réputation de mégère.

— Si c'est pour entendre de pareilles évidences, je retourne chez moi, renâcla-t-elle. Je ne suis pas venue ici pour régler nos petites querelles.

— Toi, au moins, tu possèdes encore tes territoires, bougonna Priape visiblement d’une humeur toute aussi mauvaise.

La réponse ne se fit pas attendre.

— Mon cher Priape, quand on a autant de cervelle qu’un crustacé, on ne s’étonne pas de les avoir perdus et on évite de pérorer.

L’intonation trop aimable de sa voix contrastait avec les paroles qui l’étaient bien moins.

Priape jugea inutile de répondre, du moins pour un temps. Au moins, cette fois, elle ne l’avait pas attaqué sur son physique.

En règle générale, il se contentait de regarder les femmes de loin en imaginant les différentes tortures auxquelles il pourrait avoir recours pour leur faire payer les regards emplis de pitié qu’elles posaient sur son visage ravagé.

— Cela dit, Dercéto et Divona n’ont pas tort, en rajouta Bacchus plus moqueur que méchant. Elles font peur à voir.

— Ça suffit ! gronda Horus en frappant du poing sur l’accoudoir de son fauteuil. Ce qui, sur un repose-bras en pierre ne faisait pas tant de bruit que cela. En tous les cas, moins que sa voix.

Il avait une voix de ténor. Son regard fit le tour d’un Conseil dont les membres s’étaient immédiatement redressés sur leur siège. Ils attendaient la suite.

Quand Horus ordonnait quelque chose, on obéissait, et s’il s’énervait, on se taisait. Autrement, il pouvait vous en coûter plus qu’une simple réflexion désagréable.

En tant que Chancelier Divin, le dieu-faucon ne craignait rien de ses congénères. Il exerçait encore sur eux une autorité certaine, celle d’un charmeur de serpents.

Horus attendit un moment avant de reprendre, histoire que tous les esprits se soient bien éclaircis.

— On baisse d’un ton et on se calme. Nous sommes loin de chez nous et cela nous rend tous nerveux, reprit-il d’une voix qui se voulait apaisante.

Il fit une courte pause et reprit :

— Il est temps de commencer. Je pense qu’on peut sauter les présentations. Nous nous connaissons suffisamment les uns et les autres.

Avec Teutatès, Taranis, Apollon et Ereshkigal, il était l’un des Chanceliers les plus anciens de ce conseil, et surtout le plus puissant.

Il fut même un temps où cette puissance surpassait celle de tous ses prédécesseurs au Conseil.

Tous les Drægans acceptèrent d’un signe de tête.

— On peut au moins faire tourner le qa’mus ? demanda Enki.

— Ne pas le faire nous enlèverait le seul plaisir de notre présence ici, ironisa Apollon.

Un mouvement du côté du dieu grec dont le physique ne contredisait en rien la réputation attira l’attention d’Esmelia.

Apollon avait mis, entre les mains de Circé, une cruche de terre avec des motifs finement scultés en forme de serpents. Elle devait contenir le fameux qa’mus, devina-t-elle.

Le qa’mus était un nectar ambré extrêmement fort. C’était aussi un breuvage de vérité. Après en avoir bu, nul ne pouvait prétendre mentir. Ils devaient tous en boire, signe qu’ils partageaient un semblant de confiance les uns et les autres.

Circé tâta l’objet avant d’en essuyer le goulot du revers de l’une de ses manches. Alors qu’elle s’apprêtait à le porter à sa bouche, Boann, sa voisine, le lui retira des mains.

— Désolée chérie, les enfants n’ont pas le droit de boire ça.

Il n’y avait aucune méchanceté dans ses paroles, ou dans le ton qu’elle avait employé. Boann se montrait naturellement protectrice envers Circé. Ce qui était plutôt rare chez les Drægans. Ils n’étaient connus, nulle part dans l’univers, pour leur instinct maternel.

— Je ne suis pas une enfant, protesta Circé d’une voix qui la contredisait.

— Où est-il écrit que les "enfants" n’ont pas le droit de partager le qa’mus ? fit observer Apollon avec une certaine malice.

— Techniquement, je ne suis plus une enfant.

Personne ne prit en compte l’intervention de la jeune fille qui sembla alors s’y résigner.

Calliope observait chaque intervenant en silence, sans cesser de mâcher vaillamment.

— J'ai assisté à suffisamment de réunions où l’on passait le qa’mus pour savoir comment elles se terminent le plus souvent. Et d’après ce que j’ai pu remarquer, il y en a quelques-uns ici auxquels cela ne réussit pas.

Circée soupira avec le moins de discrétion possible. On aurait même pu dire qu’elle roula bruyamment des lèvres.

— Au nombre où nous sommes, elle ne fera pas plus de deux tours.

— Je ne parlais pas de ceux qui en boivent trop, fit observer Boann. Quelques-uns d’entre nous n’apprécient pas d’entendre certaines vérités. Et lorsqu’elles viennent d’un Oracle, cela risque de devenir dangereux pour tout le monde.

Horus caressa la barbe qui lui couvrait le menton, attentif aux réactions de ses congénères, prêt à intervenir au cas où l’un d’entre eux prendrait ombrage de ce qui venait d’être dit.

Il n’irait pas contredire Boann L’Avisée sur ce point. Elle avait raison.

Par ailleurs, du fait de sa petite constitution, Circé serait particulièrement sensible aux effets du qa’mus.

Apollon comprenait aussi parfaitement l’attention de Boann envers Circé.

Elle n’avait pas uniquement agi par esprit de protection envers la très jeune fille que semblait être Circé. Elle était inquiète, tout comme lui sur ce qui sortait de sa bouche une fois le qa’mus absorbé.

Ce n’était pas le fait d’apprendre des vérités que certains d’entre eux ne souhaitaient pas entendre de la part d’une enfant qui les inquiétait, mais plutôt que cela vienne d’une Dræganne connue pour ses visions du passé et du futur. Des visions qui étaient souvent exactes, et plutôt précises.

La petite déesse s’était mise à chantonner à mi-voix comme si la conversation ne l'intéressait plus.

Dans l’immédiat, ils bénéficiaient d’un répit, sans doute très court, avant la prochaine chamaillerie.

Apollon ne cacha pas sa satisfaction.