Chapitre 35.1
Avec cette impression de s’être réveillée brutalement, elle se sentait nauséeuse comme lors du retour de Tur’in avec Baal. Esmelia se demanda si la proximité de la porte agissait sur sa physiologie, ou sur Mead’. Modifiait-elle les capacités de celle-ci ? Mead’ ne s’était plus manifestée depuis l’attaque d’Anat. Cela signifiait-il qu'elle était affaiblie ? Ou seulement endormie ?
Existait-il encore une frontière entre elles ?
Elle était Mead’ et Mead’ était elle…
Esmelia se concentra sur le présent.
Baal venait sortir deux petits cubes noirs et deux cartes luminescentes. Il remit les cubes à Will, et conserva les cartes. Comme s’il savait à quoi s’en tenir, Will les posa sur sa tablette et s'absorba dans l'étude des séries de chiffres qu'Esmelia vit s’afficher sur l’écran. Elle était trop loin pour les comprendre.
Baal ordonna au scientifique de lui calculer deux routes distinctes. L’une devait être plus longue et plus complexe que l’autre et les deux voies ne devaient pas se croiser avant leur point d’arrivée commun sur la Terre. Ensuite, sans s’occuper des soubresauts du vaisseau, et des multiples alertes qui résonnaient dans les couloirs, Baal rejoignit Grama pour une ultime discussion qui dura à peine une minute.
Même concentré sur ses calculs, Will ne pouvait s'empêcher de relever la tête, inquiet, à chaque mouvement violent du vaisseau, à ses gémissements d'agonie, aux grondements dans ses entailles et aux explosions de plus en plus proches.
Devant la bouche, tout en envoyant les dernières caisses de l'autre côté de pont, Grama restait attentif aux informations qui défilaient sur son propre écran de contrôle portable. Il annonça à Baal de nouvelles avaries et zones de dépressurisation de part et d’autre du vaisseau.
L’air empestait de plus en plus la fumée et les matières fondues. La jeune femme respirait difficilement et toussait de plus en plus.
Après qu’il eut échangé quelques derniers mots avec Baal, elle vit Grama franchir la bouche en laissant son maître derrière lui. Celle-ci se referma juste après son passage. Esmelia ignorait ce que Baal lui avait dit, mais le second avait finalement accepté de quitter son maître.
Après lui, ce serait leur tour, à Will et elle. Il ne leur restait plus qu'à attendre que le portail s'ouvre à nouveau.
Esmelia avait plus ou moins compris le principe des passages.
Ces derniers existaient bien avant l’accession des Drægans au statut de divinités. Nul ne savait qui les avait créés, ou d’où ils venaient. Certains documents qu’elle avait pu lire dans les appartements de Baal mentionnaient les portails. Leurs auteurs tenaient pour acquis qu’ils étaient des phénomènes naturels existant depuis la naissance de la galaxie, au moins.
D’autres parlaient d’entités vivantes reliées entre elles par un réseau psynétique. Cette hypothèse supposait que les voyageurs se trouvant à l’intérieur de la bouche pouvaient se rendre là où il le souhaitait seulement en y pensant. À condition de n’être composé que d’énergie pure. Pour des êtres composés de tissus biologiques, l’usage des bouches nécessitait une adaptation physique, ou l’usage d’une forme d’adaptateur artificiel.
À l’AMSEVE, elle avait appris qu’un humain ne pouvait pas faire plus de cinq voyages sans en subir les conséquences physiques ou psychiques : tumeurs cancéreuses, accidents vasculaires cérébral, diabètes, problèmes d'audition, pertes de mémoire, apathies, dépressions, tendances suicidaires…
Les scientifiques terriens ignoraient que les Drægans possédaient une sorte de vaccin contre ces effets. Cela signifiait surtout qu’eux aussi subissaient les conséquences d'un usage prolongé des portes. Est-ce que cela touchait d’autres espèces ou bien était-ce une pathologie uniquement due à la physiologie humanoïde ? Pour le découvrir, il aurait fallu qu’elle retourne fouiller du côté de l’ATIDC. Ce qui était désormais impossible.
Les fondateurs de la firme privée finançaient en grande partie l’AMSEVE. Plus que les différents États qui avaient voté et cosigné la création du centre de recherche et d'exploration situé en Antarctique. En retour, celui-ci devait leur fournir les résultats de leurs voyages en exclusivité, sauf si cela devait concerner la sécurité de la planète. Dans ce cas, l'ONU avait la primauté de l'information.
— C’est bon, cria soudain Will à l’intention de Baal. J’ai terminé.
L’ancien dieu le rejoignit aussitôt.
Will était parvenu à établir les deux chemins qu’il espérait moins chaotiques que les conditions dans lesquelles il avait dû les échafauder. N’ayant pas d’informations à propos des systèmes et des planètes sur lesquels déboucheraient les tunnels avec les codes que lui avait fournis Baal, il avait calculé les parcours de façon arbitraire.
L’ancien dieu sortit une antique montre à gousset de l’une des poches de sa veste.
— Plus que deux minutes avant l’ouverture de la bouche, annonça-t-il. Préparez-vous.
Toujours d'après les informations qu’elle avait, en partie, pu lire dans les différents textes de Baal, et probablement aussi, connues de Mead’, le temps d’ouverture des portails était variable : de cinq à vingt minutes, rarement plus longtemps. Ceux qui ouvraient plus longtemps restaient généralement inutilisables durant des mois voire des années.
Apparemment, celui qu’elle avait sous les yeux pouvait être activé plusieurs fois de suite.
Durant ces minutes d’attente, Baal prit le temps de leur expliquer que les formes et les dimensions des portails qu’ils auraient à traverser seraient différentes des uns des autres. Ils pouvaient se présenter comme de simples singularités suspendues dans l’espace comme un trou de ver, ou bien comme des fenêtres, de portes, des trappes, des ouvertures formées par des rochers ou des arbres très anciens. De même, la surface des bouches revêtait de multiples états : liquide, ou allant du gazeux au semi-solide. Il en allait de même des textures et des couleurs : multicolore, bicolore, monochrome, transparant, miroitant, ou encore sombre comme celui-ci. Mais le plus souvent, il s’agirait de portiques de pierres construits par les premiers voyageurs pour marquer les emplacements des portes, et sous lesquels ils devraient passer après les avoir activés. Pour cela, ils auraient besoin de la clé qu'il leur fournirait, car rien ne les ditinguait d'une simple construction artistique ou religieuse.
Il confirma aussi ce qu’elle supposait depuis un moment : de rares Drægans, possédaient encore la capacité innée de trouver et d'utiliser les bouches. Il fut un temps, lointain, où ils en avaient tous le pouvoir. Étaient-ils capables de les animer de manière toute aussi innée, ou bien possédaient-ils un dispositif leur permettant de les ouvrir ? Baal ne leur donna pas plus de détails, hormis que ni lui, ni son père n’avaient connu cette époque.
C’était sans doute cette faculté qui avait permis l’expansion des Drægans et, avec eux, des humains et de quelques autres espèces, sapiens ou non, à travers la galaxie.
Qui savait si la vie, sur la Terre, n’en était pas issue ? Ou bien, peut-être avait-elle été, à un moment ou à un autre de son histoire, influencée, voire bouleversée par l’introduction d’espèces exotiques venues des profondeurs de la galaxie ? Il y avait tellement de théories scientifiques qui s’affrontaient sur le sujet, et tellement de légendes aussi. En tous les cas, en tenant compte des récentes migrations extraterrestres, à l’insu de la majorité des Terriens, il se pouvait bien que certaines espèces, récemment découvertes, voire d’autres communément admises comme terrestres ne le soient pas. La plupart des Terriens restait dans l'ignorance, et le resterait sans doute très longtemps. C'était le domaine du CENKT, spécialisé dans ce genre de désinformation.
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