Chapitre 38.2
Le pinscher nain d’une jeune femme qui venait d’entrer dans le ketchikan’Bar s’échappa de ses bras et alla aboyer sur un homme qui consultait son ordinateur portable près de l’une des fenêtres du restaurant. L’homme déplia sa grande carcasse pour le caresser, mais le ridicule petit chien recula en grognant face à ce géant et retourna vite auprès de sa maîtresse. L’homme eut un haussement d’épaule et retourna aussitôt à son occupation.
Une serveuse vint débarrasser leur table. Avec l’ardeur qu’elle y mit, elle devait attendre depuis un moment. Ou bien la personne à la plonge l’avait pressée de le faire.
— Un Extraterrestre, chuchota Grama méfiant lorsqu’elle se fut éloignée.
— Cet homme près de la fenêtre, la femme qui vient d'entrer ou la serveuse ? s'enquit Will avec curiosité.
Depuis ce qu’il avait appris sur Jor Pʘnyl, l’emploi du masculin pour désigner une femme ne l’étonnait plus.
— Non le chien. Je ne sais pas si la femme le sait.
La serveuse revint avec la note qu’elle déposa sur leur table, sans un mot.
Grama la lui rendit aussitôt et en profita pour lui commander trois verres d’eaux gazeuses. Elle tiqua, avant de les quitter, vaguement agacée par ces inconnus qui occupaient les places assises de clients qui pouvaient sûrement être de meilleurs consommateurs.
L'ancien officier poursuivit son récit :
— Cet homme politique était considéré comme sérieux. Il n’avait encore jamais fait de faux pas. Il s’est alors construit un électorat de « croyants » pour les élections européennes. Malheureusement pour lui, il n’a pas obtenu assez de voix pour être élu. Mais, à ce moment, plus de la moitié de la population mondiale était prête à admettre que des extraterrestres se trouvaient bel et bien sur Terre, parmi les Terriens. Il n’empêche, quand les gouvernements se sont mis d’accord pour confirmer que l'Humanité n’étaient plus seule dans l’univers, ni la seule Humanité, et qu’ils n’étaient pas non plus la seule espèce douée de conscience et d’intelligence dans l'univers, cela a fait l’effet d’une bombe.
Will devinait sans mal la réaction de la population à chacune de ces annonces.
— Certains ont dû se dire : « chouette, c’est enfin arrivé ». Il y a sûrement eu des « Bof, c’est un canular, ou une ruse gouvernementale pour enfumer les contestataires du pouvoir ». D’autres ont dû penser qu’il n’y avait pas assez d’étrangers dans leur pays, et qu’il allait falloir accueillir ceux des quelques autres planètes habitées de l’univers. La nature humaine est ainsi faite. Je ne serais pas étonné que d’autres encore se soient même fait plaisir en allant à la chasse aux extraterrestres.
Esmelia jeta un nouveau coup d’œil en direction de l’écran.
— Sans aucun doute, répondit-elle. Vu l’état d’esprit de la population partout autour de la planète, aujourd’hui, il est clair que la nouvelle n’a pas plu à tout le monde.
— C’est le moins que l’on peut dire, poursuivit Grama. Tout est parti en vrille, partout sur la planète. C’est arrivé deux ans avant notre arrivée sur la Terre. Au début, cela n’a pas empêché la planète de tourner. Et puis, en quelques semaines, il y a eu de plus en plus de méfiance… De tout le monde envers tout le monde, parce que personne ne savait à quoi pouvait ressembler quelqu’un ou quelque chose qui n’est pas né sur la Terre.
— Et depuis, ça a complètement changé, fit Will faisant référence à l’affichette placée en évidence sur la porte d’entrée du bar-restaurant indiquant que les extrasolaires étaient autorisés à y entrer, au même titre que les animaux.
Grama avait suivi son regard.
— Ça ? C’est une mauvaise blague des Terriens. Au cas où…
Il ne croyait pas en ses propres paroles, songea Esmelia.
Il avait raison. L’avertissement n’était pas là pour faire sourire. Sauf les idiots.
— Ici, les gens sont relativement tolérants, ajouta-t-il sur le même ton un peu désabusé. Ou curieux de voir à quoi ressemble un véritable extraterrestre. On ne peut pas dire qu’ils aient eu l’occasion d’en observer beaucoup, ou de savoir qu’il y en a tout près d’eux. Comme cette femme et son chien. Pour tous dire, les gens du coin viennent de fêter les dix ans de la Révélation sans jamais y avoir eu droit personnellement. C’est pour ça qu’il y a toutes ces décorations autour de nous et en ville. Pas seulement pour Noël.
Esmelia ne l’écoutait plus.
Ces annonces, surtout celle du français, avaient eu des répercussions qui n’avaient cessé de prendre de l’ampleur ces dernières années.
Au nord de l’Europe, les gouvernements prônaient la pureté de l’espèce humaine. Les marginaux, et tous les individus considérés comme anormaux, physiquement ou psychologiquement, y étaient pourchassés. S’ils survivaient, on racontait qu’ils étaient emprisonnés, ou bien euthanasiés et disséqués pour être étudiés, au cas où il s’agirait vraiment d’extraterrestres.
En Europe centrale, en Russie ou en Chine, c’était la tolérance zéro, et personne ne savait ce que devenaient ceux qui étaient capturés.
En France, en Espagne et en Italie, les gouvernements étaient plus préoccupés par leurs villes vertes, qu’à rassembler leurs électeurs dans une idéologie de tolérance afin d’éviter les vendettas. On disait que, selon les pays, certains zoos s’étaient vidés de leurs animaux. Ces derniers étaient remplacés par des individus auxquels le statut d’êtres pensants avait été refusé.
Il n’y avait que l’Amérique du Sud et les pays du Commonwealth qui garantissaient un minimum de liberté à ceux qui n’étaient pas dans les normes. Mais rien n’empêchait qu’ils y soient…
La voix de Grama la tira de ses pensées qui, finalement, rejoignaient les paroles du jeune homme.
— … Que nous y soyons, tous, pourchassés et assassinés. C’est peut-être même pire qu’en Europe, finalement.
— Ce monde n’a pas changé en bien, constata Will.
Esmelia haussa les épaules :
— Ici comme ailleurs, il y a des choses qu’on préférerait ne pas voir arriver. Mais elles existent.
— Je suis certain qu’il y a encore de très belles choses… Et des personnes qui font tout pour que chaque jour se passe au mieux.
— Will l’optimiste, ironisa Esmelia.
— Je crois que c’est ce qui plaisait à notre dieu. Je me demande ce qu’il en penserait aujourd’hui, ou ce qu’il en pense.
— « Notre dieu » ? répéta Will. Baal n’est pas une divinité. Un Drægan courageusement inconscient, ou inconsciemment courageux, et qui fait tout pour qu’on ignore qui il est vraiment. Ça, je veux bien. Même vous, vous ne le considériez pas comme un dieu avant.
Grama ne répondit rien.
Esmelia comprenait Grama. Il le cherchait depuis tant d’années et avait aujourd'hui le sentiment de courir après un mythe, ou un fantôme.
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