Chapitre 38.4
Elle leur laissa le temps d’assimiler le concept, puis elle poursuivit :
— Il n’y a pas plusieurs espace-temps, mais un seul. Il est corrigé à chaque intervention extérieure. Peut-être est-ce arrivé des dizaines, des centaines de fois, ou plus. Cela induit qu’à des moments différents, de façons différentes, nous refaisons plus ou moins les mêmes actions, encore et encore, mais nous ne nous en souvenons pas. Heureusement, sans quoi la folie nous guetterait. Il ne nous en reste peut-être que ces impressions de déjà-vu qui disparaissent avec le temps, lorsque nous vieillissons.
— Si c’est vrai, cela signifie que nous pourrions avoir tourné en rond, sans le savoir, maintes et maintes fois, et que nous pourrions continuer encore très longtemps.
— Pas nécessairement, Will. C’est peut-être parce que nous échouons à chaque fois que nous sommes condamnés à une boucle temporelle évolutive. Je ne dis pas que nous le sommes, mais tu as raison, c’est une possibilité. Au moins, il y a cet avantage de n’en garder aucun souvenir.
— Je ne suis pas certain que ne pas s’en souvenir ou le savoir fasse une grande différence, fit Will. Nous venons d’arriver dans un monde quasiment en guerre civile. Un cataclysme encore plus dévastateur, que nous ne sommes pas certains de pouvoir arrêter, quoi que nous fassions, se profile à l’horizon. D'après ce que vient de nous raconter Grama, cela n'a pas changé. Cela aurait été trop beau.
— Si c'était le cas, je ne serais pas ici, soupira Grama d'une voix teintée de désespoir.
Esmelia les observa tour à tour. Pas question de céder à la lassitude ou à une quelconque perte de confiance en l'avenir.
— En attendant de retrouver Baal, ou qu’il nous retrouve, il nous faut des alliés, Terriens et Extraterrestres, leur suggéra-t-elle.
— Cela ne va être pas être facile, c’est certain, déclara Grama. Ne serait-ce qu'une alliance. Comme vous l’avez sûrement compris entre les Terriens et nous, ce n’est pas l’amour fou.
— Il y a sûrement un moyen de dépasser cela. Il y a sûrement des gens qui voient les choses différemment.
Grama observa Will en réfléchissant. Il hésita à reprendre la parole, puis, après réflexion, il se lança :
— Face aux exactions à notre encontre, des mouvements de résistance se sont mis en place depuis cinq ou six ans. Le CENKT les a tous démantelés. Il n'en reste plus que deux, peut-être trois. Ils sont toujours restés sous les radars du CENKT… Suffisamment, pour qu’il ne s’intéresse pas à ses membres. Pourtant, pour l'un, il y aurait de quoi. Le deuxième reste un mystère. Quant au troisième, j'ai l'impression qu'il s'agit plus de francs-tireurs indépendants les uns des autres.
— Vous en connaissez ? l’interrogea Esmelia.
— Les premiers. Assez pour savoir qu’il existe deux factions au sein de cette résistance : les radicaux et les modérés. Mais je préfère vous prévenir, aucune ne portent les Drægans et ceux qui les servent en très haute estime. Ils ne lèveront pas le petit doigt pour un Sumérien, encore moins pour Baal.
— Voilà qui est étonnant, soupira Esmelia en se rappelant les termes tenus par les Drægans concernant les peuples de la galaxie qui refusaient de se soumettre à eux.
Paroles qu’elle se remémorait vaguement avoir entendues lors du conseil auquel elle aurait assisté, mais dont elle ne gardait aucun souvenir.
— Les radicaux et les modérés ? fit Will, curieux d’en savoir plus.
— Les premiers considèrent les humains comme une espèce endémique et nocive, voire un virus. Même si la plupart d’entre eux ont leurs origines lointaines sur la Terre et une physiologie proche de celle de l’être humain. Pour des raisons très diverses, ils prônent, soit la soumission des Terriens, soit leur annihilation pure et simple.
C’était peu de le dire, songea la jeune femme.
— Les seconds, essentiellement pour des motifs religieux, considèrent que toute espèce peut ou doit être sauvée. Nombre d’entre eux, appartient au Mouvement Noé. Il est dirigé par un triumvirat dont les représentants se partagent différentes missions comme : sauver les espèces qui n’ont pas la capacité de le demander, laisser à chaque individu pensant le choix d’être sauvé ou non. Mais pour ce qui est des Humains, leur politique est plutôt : vivre et laisser vivre sans intervenir, sauf si une aide est expressément demandée.
— On croirait entendre la Directive des directives, dans Galaxy Train, ironisa Will.
Au regard noir que lui renvoya Esmelia, il jugea préférable de ne pas approfondir l’allusion.
— Ici, c’est dans Star Trek, et cela s’appelle la Prime Directive, la brava tout de même Grama avant de reprendre le cours de son récit.
— Il y aurait aussi des francs-tireurs. On ne sait pas qui ils sont, ou pour qui ils travaillent, mais leurs méthodes sont radicales. En général, ils s’attaquent à ceux d’entre nous qui attirent l’attention sur eux d’une manière ou d’une autre, et aux humains qui ont agressé impunément des extrasolaires ou leurs sympathisants.
— Des justiciers. Il ne nous manquait que cela, maugréa-t-elle.
Grama ne répondit rien. Elle lui en fut reconnaissante. Elle ne tenait pas à lui faire une remarque déplaisante. Elle supposait qu’en huit ans, Grama n’avait sûrement pas chômé. Tout ce qu’il leur avait raconté n’était sans doute qu’une petite partie de ses connaissances. Elle se demanda pourtant lequel de ces groupes de résistants, il avait bien pu intégrer pour être aussi bien informé. Elle pouvait fouiller son esprit afin de le savoir. Pour cela, il fallait qu’elle le ramène sur le sujet :
— J’imagine que vous connaissez la plupart des espèces extraterrestres qui se sont installées sur la Terre.
C’était plus une question qu’une affirmation.
— Je n’ai jamais tenu de livre de compte sur les différentes espèces existant dans la galaxie, encore moins sur celles venues se réfugier sur la Terre, si c’est ce que vous voulez savoir, lui répondit Grama sur la défensive. Tout ce que je sais, c’est qu’elles ont toutes une bonne raison d’être ici.
— Elles sont si nombreuses que cela ? s’étonna Will sans relever le nouveau changement d’humeur d’Esmelia à l’égard de Grama.
Ce dernier répondit indirectement :
— Les ancêtres lointains de certains d’entre eux vivaient sur cette planète bien avant les Humains. Ils sont à l’origine de nombreux mythes. Et même s’ils l’ont quittée depuis des millénaires, il y en a qui la revendiquent comme leur propriété exclusive et pensent que les Humains n’y ont pas leur place.
Il soupira :
— Le problème, c’est que peu d’entre eux sont adaptés pour y survivre aujourd’hui, et surtout, ils savent tous que tôt ou tard, ce qu’ils ont fui finira aussi par arriver sur la Terre.
Esmelia acquiesça distraitement.
Ce n’était qu’une question de temps, effectivement.
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