Chapitre 37.2
Ces souvenirs n’étaient pas complètement les siens. Ils s’étaient dilués dans sa mémoire comme l’enveloppe charnelle de L’Une et de L’Autre avaient fusionnées. Elle était Elle, mais elle était également L’Autre. Deux cellules imbriquées, scellées L’Une dans L’Autre.
Tout cela tournait dans sa tête, sans pouvoir s’arrêter, sans trouver de réponse convaincante à ce qu'elle allait devenir. Il y avait eu comme un Reboot. Cela avait permis à Mead’ de reprendre le contrôle, car elle était bien plus forte dans cet environnement qui était le sien, même si, pour l’instant, elle restait en retrait. Mais Esmelia la sentait, là, tout près.
Elle aurait aimé être seule et réfléchir à ce qui lui arrivait, à ce qui se préparait dans ce nouvel avenir, à réfléchir à ce qu’il adviendrait de leur histoire à Will et elle.
L’aimait-elle ? Elle ne savait plus répondre. Oui. Il était impossible de détester Will. Mais ce n’était pas de cet amour dont il était question.
— Je ne crois pas que ça fonctionnera, s’entendit-elle répondre.
— Quoi… Pourquoi ?
Will avait-il seulement compris à quoi elle faisait vraiment allusion ?
— Will… Sais-tu quel jour nous sommes ?
Surpris de ne pas s’être posé la question plus tôt, il jeta un coup d’œil aux alentours.
— À en juger par les décorations, on n’est sûrement pas loin de Noël.
— Nous sommes le vingt-sept novembre.
— Dire qu’il y a un an, exactement, je me trouvais sur une planète dont j’ignorais presque tout. J’avais déserté l’AMSEVE quelques jours avant… Au cours de la mission précédente, j’avais failli être tué. Je t’en ai déjà parlé. J’ai réalisé à ce moment que je ne voulais pas mourir avant d’avoir accompli certaines choses… C’était, en partie, pour cela que j’ai déserté.
— Will, nous sommes le vingt-sept novembre 2124… Nous avons remonté le temps, et nous ne sommes sûrement pas les seuls à l’avoir fait.
Will ouvrit la bouche pour contester cette affirmation, mais il la referma en comprenant qu’elle était sérieuse et que c’était effectivement plus qu’une possibilité.
Il y avait déjà pensé, devina-t-elle. Lui aussi avait éprouvé le décalage temporel lors de son voyage avec Baal. Cependant, jamais il n’avait pensé pouvoir remonter aussi loin. Il y avait autour de lui des tas de petits détails divergents qu’il avait remarqués sans y accorder d’attention particulière. À commencer par ce panneau, à l’accueil du bar, qui disait Entrée autorisée aux extraterrestres. Il avait cru à une plaisanterie de la part du propriétaire du bar. Maintenant, il n’en était plus aussi certain.
La musique aussi. Il n’avait reconnu aucun des morceaux d’ambiance auxquels il était habitué dans les bars qu'il avait pu fréquenter avant son entrée à l'AMSEVE. C'était comme on avait mis des chansons de toutes les époques, avec leurs différents rythmes et leurs auteurs dans un shaker et secoué le tout pour reconstituer chaque titre chantés différemment par un nouvel interprète. Même les paroles apposées sur la musique appartenaient à une autre chanson... Ce n'était pas désagréable, parfois mieux que l'original, mais cela restait très bizarre à écouter.
Il y avait aussi les tenues vestimentaires. Même si la mode, à laquelle il n’avait jamais prêté attention, évoluait, en une année, elle avait fait un sacré bond en passant de vingt années de morosité avec des habits sombres ou incolores, transparents, faits dans des matériaux de synthèse, à des vêtements très colorés, confortables, et dans des matières d’autrefois comme la laine, le coton ou le lin. Sauf que cette année ne s’était pas passée puisqu’ils avaient remonté le temps pour revenir à leur point de départ, quasiment.
Une fois admis qu'il était bien remonté dans le temps, il n’eut aucun mal à supposer que d’autres voyageurs aient pu se transporter plus loin dans la trame temporelle, avec ou sans l’aide des bouches et des ponts, et soient à l'origine des changements qu'il avaient déjà pu capter.
Esmelia lui fit signe de se retourner.
Au fond de la salle, quelqu’un avait allumé l’écran holographique géant accroché au mur. Il n’y avait pas de son, juste des sous-titres, mais les images relataient des évènements en cours comme les manifestations pro ou anti extraterrestres qui se déroulaient dans diverses grandes villes telles que Tokyo, New-York, Paris, Milan, Saint-Pétersbourg, Bombay, Pékin ou encore Kinshasa… La naissance artificielle du premier éléphant quarante ans après que le dernier de l’espèce africaine né naturellement, dans une réserve, ait disparu.
Il y eut ensuite un volcan en éruption du côté de Bali dont la fumée menaçait de gagner la stratosphère, et de puissants tremblements de terre en Australie, et en Nouvelle-Zélande et chose curieuse, l’apparition soudaine d’un nouvel archipel entre l’Irlande et le Groenland au cours de la nuit précédente.
Un encart sous les images défilait régulièrement et demandait aux extraterrestres ne l’ayant pas encore fait de se signaler aux ambassades des différents pays où ils résidaient.
— Ils ont quoi aves les Extraterrestres ? marmonna-t-il à voix basse.
— Ils ne le feront pas.
Will se retourna vers Esmelia tout en réalisant dans le même temps que cette voix était trop masculine pour être la sienne.
Ils relevèrent la tête d'un même mouvement.
Grama les avait retrouvés. Apparemment, il n’avait pas eu beaucoup de difficultés.
Il répondit à leur interrogation avant qu’ils ne l’énoncent :
— Lorsque je suis revenu sur la Terre, il y a huit ans, par le même portail que vous, la première chose que j’ai eue envie de faire, c’était de manger des aliments terriens. Je n’avais jamais pensé que cela me manquait à ce point. Je me suis dit que vous alliez faire pareil.
— Il y a huit ans ? s’étonna Will.
Grama acquiesça.
Elle remarqua qu’il avait effectivement un peu vieilli. Des poils plus clairs apparaissaient dans sa barbe de trois jours et dans ses cheveux coupés moins courts qu’à bord du vaisseau. Son regard semblait aussi plus clair.
Maintenant qu’elle l’avait en face d’elle, elle trouvait insolite de le voir en jean, manteau et écharpe croisée, comme un terrien des plus normaux, et soucieux de son apparence physique. Elle n’avait jamais remarqué à quel point son élégance innée le rendait charismatique.
— Nous, cela fait seulement deux heures, expliqua Will. À peu près. Pourquoi avez-vous dit : Ils ne le feront pas ?
Grama attrapa une chaise non loin de lui et ôta son manteau qu'il plia sur le dossier avant de s’asseoir.
Une fois vérifié que personne ne les observait, il releva discrètement la manche droite de son pull, et leur montra un tatouage à l’intérieur de bras, quelques centimètres juste au-dessus du poignet : Une estampille à l’encre noire avec, en son centre, une tête d’alien stylisée, et une série de chiffres.
— Ils n’ont pas envie d’être marqués, et sûrement pas de leur plein gré.
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