Chapitre 36.3
Elle dut s’adosser au mur d’un hangar à bateaux, le temps de se sentir un peu mieux. Puis elle revint dans la maison, auprès de Will qui, cette fois, l’attendait et se contenta de sursauter à son apparition soudaine en face de lui.
Voyant qu’elle était sur le point de tomber, il la retint contre lui.
Elle apprécia la sécurité des bras de son ami, sa gentillesse, son amour. Elle eut néanmoins beaucoup de difficultés à se concentrer sur le présent.
Entre le départ et l’arrivée de la téléportation, il y avait une zone tampon, grise et gélatineuse, sans repère, un no man’s land, qu’elle devait traverser. C’était cela qui l’avait rendue malade, la première fois.
Elle eut une impression de déjà-vu. Et même de déjà-éprouvé. Un souvenir lui revint.
Un jour, un peu ivre à la fin d’un enterrement de vie de jeune fille, elle était allée vomir dehors, dans un parterre de fleurs. Elle s’était réveillée, le lendemain matin, dans son lit, sans savoir comment elle était rentrée chez elle.
Elle avait d’abord supposé que l’une de ses amies l’avait ramenée, mais aucune d’entre elles n’avait été en état de retrouver sa voiture. Elles avaient toutes dormi dans un hôtel à bas prix.
Son propre véhicule, pourtant totalement autonome, était resté garé sur un parking du centre-ville.
Personne ne se souvenait l’avoir vue partir, seule ou avec quelqu’un, ou même avoir appelé un taxibot. À l’époque, elle s’était dit qu’elle avait dû faire le chemin à pied. Ce qui représentait tout de même une vingtaine de kilomètres avec des chaussures à talons hauts, en plus du risque de se faire agresser par un sadique.
Seulement, elle n’avait pas eu une seule ampoule. Elle n’avait absolument pas mal aux pieds, et ses chaussures ne présentaient aucune trace d’usure conséquente à une longue marche sur le bitume. Maintenant, elle commençait à comprendre pourquoi.
Son estomac gargouilla. Elle se sentait affamée. La faim était due à une perte d’énergie. Peut-être aussi au phénomène qui précédait la téléportation, ou à cet entre-deux qui la vampirisait peut-être…
Elle avait vu ces volutes de fumée noires comme de l’encre envelopper son corps avant que celle-ci ne passe d’un état solide à gazeux… Non… C’était comme sortir psychiquement de son corps… Quoique, pas exactement non plus. Ce n’était pas son corps mais… C’était comme si elle n’était pas seule. Il y en avait de nombreux… Comme elle… Comme Mead’.
Étaient-ils si près pour qu’elle sente les semblables de Mead’, les siens… La Horde, la Nuée, peu importait comment ils se faisaient appeler ou le nom que Mead’ et d’autres civilisations leur donnaient. Qu’est-ce que cela impliquait ?
Cela ne l’empêcha pas de repartir à nouveau et de se retrouver sur le ponton.
Cette fois, ce fut avec Will qui n’en revint pas d’être ainsi téléporté. Il la tenait toujours contre lui, de peur qu’elle s’effondre.
Contrairement à elle, ce premier voyage ne l’avait pas rendu nauséeux. Elle s’en étonna.
Will compara sa réaction au mal de l’air qu’éprouvaient certains pilotes de l’AMSEVE au début de leur formation. En revanche, il fut surpris de se trouver à Ketchikan, en Alaska.
Il connaissait bien cette ville. Son père y venait fréquemment pour y faire du démarchage lorsque Will était enfant. Il se souvenait des trappeurs, des vendeurs de peaux, des marins, des chasseurs d’ours, et d’une foule de personnages qui n’avaient rien à voir avec la population de touristes venus des grandes villes qu’il avait croisées des années plus tard, lorsqu’il était parti à la recherche de son moi profond, et surtout de ses origines.
Il se souvenait d’une ville touristique. Comme pour le confirmer, dans le port de pêche devenu de plaisance, deux gigantesques bateaux de croisière étaient en train d’amarrer.
Était-ce une coïncidence que Baal ait programmé leur arrivée dans cette ville ? Elle se posait sérieusement la question.
Will aussi. Il cherchait dans sa mémoire s’il n’avait pas croisé l’ancien dieu sans le savoir, dans son enfance ou lors de cet ultime voyage sur les traces de son passé. Comment ce dernier aurait-il pu savoir qu'il était profondément lié à cette petit ville de l'Alaska, alors qu’ils ne s’étaient jamais rencontrés jusqu’à l’année précédente ?
Ils décidèrent de se rendre au Ketchikan Creek’Bar afin d’y déjeuner. Ils n’eurent pas de mal à se mêler aux personnes, mélange d’autochtones et de touristes, qui s’y trouvaient déjà. Ce devait être la saison.
Au moins, ils pourraient passer inaperçus. Ils allaient enfin pouvoir se sustenter avec de la nourriture terrienne, préparée sur la Terre, par un cuisinier terrien.
C’était presque devenu un rêve. Ils commandèrent chacun une soupe aux pois pour se réchauffer, et un pâté chinois. Ils s’en délectèrent autant qu’ils apprécièrent l’ambiance du Ketchikan Creek’Bar. Will, en particulier, qui avait un faible pour la viande et les pommes de terre et qui n'en avait pas mangé depuis des mois. Repus, ils laissèrent tomber le dessert.
Toutefois, à la fin du repas, l’Ecossais se rendit compte qu’il avait laissé sa tablette dans son sac de voyage, posé dans le hall de la maison-musée.
Sur Terre, il s’en servait pour tout, y compris pour les paiements. Les dix pauvres dollars qu’elle possédait ne suffiraient pas à payer leurs deux repas.
Et de toutes les façons, une affiche près de l’accueil indiquait que les seuls moyens de paiement acceptés étaient le virement cellulaire ou l’empreinte biométrique.
Cette information laissa Will dubitatif. Il ne connaissait pas ces systèmes, même s’il avait une idée de ce dont il s’agissait, et en toute logique mieux valait éviter la seconde option.
— Je pense que nous allons devoir faire la plonge durant quelques jours, plaisanta-t-il à voix basse. À moins de proposer quelque chose de suffisamment précieux en gage le temps de nous mettre à jour sur les moyens de paiement… Si cela se trouve, je n’ai même plus de compte en banque. L’AMSEVE l’a peut-être fait geler…
Jadis, ce genre de situation l’aurait sûrement paniqué, tandis qu’elle, elle aurait cherché le moyen de filer en douce.
Au lieu de cela, elle se contenta de lui répondre :
— Je peux aller la chercher… Et il y a sûrement tout ce qu’il faut dans la maison de Baal. Je devrais pouvoir trouver quelque chose à échanger, ou à mettre en gage. Il doit bien y avoir un prêteur sur gages dans cette ville.
— Il y en avait un, confirma Will. Il se trouvait juste en face de l’église. Je me souviens que c’était une institution à l’époque.
— Espérons qu’il ne se soit pas transformé en vendeur de souvenirs pour touristes, lui chuchota-t-elle dans en bref sourire.
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