Chapitre 37.4
Grama mit un moment avant de reprendre. Lorsqu’il le put à nouveau s’exprimer, ce fut d’une voix douloureuse et basse :
— Lorsque nous sommes arrivés sur Sumer, par le portail, nous nous sommes retrouvé face aux habitants. Ils savaient que c’était que Baal l'utilisait, mais ils ignoraient comment le mettre en marche. Ils priaient et espéraient un miracle. Notre arrivée en fut un, en quelque sorte. Nous avons tous débarqué sur Sumer. Il a alors fallu leur faire comprendre qu’il était impossible de repartir aussitôt… Deux Zabiens ont essayé quand même. L’un y a perdu la vie, l’autre un bras et une jambe. Il est mort peu après. Baal m’avait fourni des codes, comme à vous, au cas où les choses tourneraient mal pour nous. Je pense qu’il était loin d’imaginer à quel point. Toutes les demies heures, à peu près, j’ai essayé d’ouvrir le passage. Mais cela ne fonctionnait pas. Il a fallu attendre une nuit entière pour que la bouche puisse à nouveau être activée. Nous avons patienté dans le froid, l’obscurité, le silence, et la peur. À l’aube, nous avons entendu un grondement lointain, puis nous avons vu les vaisseaux ennemis sillonner le ciel. Des choses gigantesques et monstrueuses que nous n’avions encore jamais vues, même moi, et tous ceux qui avaient navigué avec Baal. Une heure plus tard, à la lumière du jour, nous avons aperçu une barrière sombre qui bouchait l’horizon et sentit des vibrations dans le sol. Nous avons compris que les envahisseurs détruisaient méthodiquement Sumer et tout ce qui pouvait y vivre. Lorsque le portail s’est enfin ouvert, l’équipage et moi avons commencé à évacuer les habitants sans savoir où ils arriveraient.
Il se tut à nouveau.
Durant un instant, il n’y eut plus que les dizaines de conversations qui s'entremêlaient, des rires tonitruant, le fond musical que Will ne reconnaissait toujours pas, le bruit des couverts raclant les assiettes, des verres qui s'entrechoquaient, ou des pieds de chaise raclant le pavé du bar-restaurant. De nouveaux clients venaient d’arriver pour en remplacer d’autres qui étaient partis.
Certains leur jetaient des coups d’œil curieux, mais ils ne s’attardaient pas trop lorsqu’ils se rendaient compte à quel point leur visage était grave, ou comme celui de Grama, profondément triste. Ils se disaient juste que la journée n’était pas bonne pour tout le monde.
— Nous n’en étions qu’à la moitié de l’évacuation lorsque les Ombres nous ont attaqués, poursuivit Grama. Nous avons fait ce que nous avons pu. Une partie d’entre nous a continué à aider les habitants à fuir, et une autre aidé des Sumériens les plus forts, les plus courageux se sont battus. Beaucoup de guerriers sont morts, ce jour-là. J’ai cru l’être aussi. J’ignore comment je me suis retrouvé de l’autre côté du Portail. Personne n’a su ou voulu me le dire…
Il respira un grand coup.
— La planète sur laquelle nous étions arrivés n’étaient pas particulièrement accueillantes, mais l’air y était respirable. Nous y sommes restés quelques semaines. Le temps de nous remettre de nos blessures et de nos pertes. Nous avions… Nous…
Il se reprit :
— Les Sumériens ont tout perdu. Mais ce n’est pas dans leur nature de s’apitoyer sur leur sort. Lorsque nous l’avons pu, nous sommes repartis et nous avons erré plusieurs semaines de porte en porte. La plupart des Zabiens qui se trouvaient parmi nous ont décidé de construire de nouvelles communautés sur deux ou trois des planètes par lesquelles nous sommes passés. Quand nous avons fini par arriver dans l’entrepôt, nous avons tous pensé que nous n’étions plus très loin de notre maître. Étrangement, nous avions tous cette certitude. Le portail lui-même nous l’affirmait avec ses sculptures racontant une ancienne légende commune aux Drægans et aux Sumériens. Nous avons décidé que nous nous établirions sur cette planète. Les Sumériens étaient persuadés que leur dieu les y retrouverait. Ils sont restés un bon mois dans l’entrepôt.
Esmelia aurait voulu lui dire que cela ne se remarquait pas. Elle n’osa pas lui demander combien ils étaient à avoir survécu, mais un groupe de réfugiés s’installant quelque part, cela ne passait pas inaperçu en général. Pourtant, ils n’avaient constaté aucun désordre dans la maison-musée lorsqu’ils l’avaient visitée. Elle n’avait même pas été pillée comme elle-même s’était apprêtée à le faire pour assurer leur survie à Will et à elle.
— Quelques Sumériens se sont chargés du ravitaillement. Deux autres, qui avaient l’habitude d’accompagner Baal sur la Terre, et moi, parce qu'il me restait quelques souvenirs de la planète, sommes partis de notre côté pour assurer notre survie à long terme. Ils connaissaient quelques lieux de résidence de notre protecteur. Il a d’abord fallu nous situer géographiquement, et rejoindre les plus proches… Heureusement, il avait une propriété au Canada, et je connais tous les codes de ses coffres… Sauf qu’il avait dû les changer.
Savait-il que le Baal de cette ligne temporelle n’était probablement pas celui qu’il connaissait ? Elle en douta.
— On a alors fait ce que lui-même aurait fait.
— Vous avez fait sauter la maison, plaisanta Will.
— La chambre forte seulement. Et nous avons pris tout ce qui était possible. Sauf que les autorités locales ont débarqué. C’est là que j’ai été capturé. Mais au moins, les autres ont pu s’échapper avec le butin : les adresses de toutes ses propriété, un journal de bord, de l'argent local, et même un appareil permettant de fabriquer de faux identifants. J’ignore s’ils ont pu regagner l’entrepôt. J'espère que oui. Je suis resté emprisonné à peu près cinq ans. Plusieurs semaines après m’être échappé, je me suis rendu à notre point de chute. Il n’y avait plus aucune trace d’eux. J’ignore si mes compagnons, mes amis ont pu trouver une terre d’accueil. Je n’ai pas cherché à en savoir plus, car je craignais d’être suivi par le CENKT, ou des chasseurs d’extraterrestres, ou pire, par des Anties.
Will eut un regard interrogateur.
— Des anti-extraterrestres, précisa Esmelia.
— Avec eux, pas de jugement, pas d’emprisonnement. C’est l’exécution directe. Il y en a partout dans le monde. Dans certains pays plus que dans d’autres. Mais leur rareté, au Canada par exemple, ne les rend pas moins dangereux. Ici, même si nous sommes en territoire états-uniens, nous sommes un peu à l'écart du monde. Les gens d'ici vivent et pensent différemment, mais il faut tout de même rester sur ses gardes.
Grama n’ajouta rien de plus à leur sujet.
Un silence pesant s’installa entre eux que Will finit par trouver le moyen de rompre :
— Donc l'Alaska est un état des États-Unis, énonça-t-il à voix haute comme pour donner à son esprit une réalité à ce fait qui différait de son ancienne ligne temporelle.
Grama acquiesça silencieusement.
Will s'exprima d'une voix pensive près un nouveau moment de silence :
— Lorsque je travaillais pour l’AMSEVE, le CENKT opérait secrètement pour le compte du gouvernement américain qui avait l’intention de mettre la main sur nos recherches et reprendre le programme d’exploration spatiale ou en utilisant les bouches, expliqua-t-il. Son existence était inconnue des citoyens américains autant que de ceux du reste du monde.
— Ici, le CENKT est une organisation internationale tout ce qu’il y a de plus officiel sur la Terre depuis la fin du XXe siècle, les informa Grama. Et leur mission dépasse largement les frontières des États-Unis ou les territoires du continent américain. Croyez-moi, dans ce monde, personne n’aime voir leurs agents débarquer dans son jardin ou dans le hall de son immeuble.
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