Après le départ de son compagnon, Esmelia se retourna vers le champ de force.

L’aire d’appontage était désormais inutilisable pour un moment. Au moins le temps d’y réinstaller des portes étanches, ce qui demanderait sans doute un arrêt prolongé sur une planète civilisée à plus ou moins grande échelle.

L’espace avait aspiré tout ce qui se trouvait à l’intérieur. Pour l’heure le quai était nettoyé de toute poussière comme de tout débris. Pas la moindre particule de quoi que ce soit qui ne fasse corps avec les cloisons ne subsistait.

— Merci pour tout à l’heure, dit Grama.

Elle mesurait l’effort que cela avait dû lui demander pour formuler ce remerciement.

— J’ai fait ce qui m’a semblé être

...En dehors d’arracher le cœur d’un être vivant.

— Je ne sais pas si sauter d’une hauteur de quatre ou cinq mètres était ce qu’il y avait de mieux à faire, mais je ne vous en blâmerai pas.

— Quelques secondes de plus et vous étiez mort, j’imagine.

Grama acquiesça silencieusement. Il ne s'en vanterait sûrement pas.

Elle sentit que quelque chose le taraudait.

— Quoi ? Cela vous dérange qu’une femme vienne à votre secours… Ou une terrienne ?

— Absolument pas, se défendit-il aussitôt. Mais Baal a raison sur ces deux points : vous n’êtes ni une femme, ni une Terrienne.

— Et je suis quoi à votre avis ?

— C’est justement ce que j’aimerais savoir.

Elle se tourna vers lui et le regarda franchement.

Comme s'il avait ressenti le changement chez son interlocutrice, il recula d'un pas.

— Pour l’instant, je suis celle qui vous a sauvé la vie, et je veillerai sur vous autant et tant que je le pourrai, s’entendit-elle lui répondre. Tant que vous veillerez sur Baal, et sur Will.

À cet instant, Esmelia fut persuadée que c’était Mead’ qui parlait. Jamais, elle, elle n’aurait pu trouver les mots à une réponse qu’elle ne possédait pas. Des mots qui lui semblaient pourtant tellement évidents.

Grama sembla s’en contenter.

— J’ai l’impression qu’il va falloir que nous restions vigilants, désormais.

Cette fois, c’était bien elle, Esmelia, qui avait parlé.

Grama acquiesça, avant d’ajouter :

Il se peut que d’autres gardes d’Anat se soient infiltrés dans nos rangs, ou soient restés à bord, attendant leur heure, ou un ordre de leur maîtresse, pour tenter une nouvelle attaque. Ce vaisseau ne manque pas de cachettes. J’ai déjà donné l’ordre aux membres de l’équipage de le fouiller de fond en comble, et de rester attentif à tout ce qui leur paraîtrait anormal.

— Je ne suis pas certaine que nous ayons à craindre une attaque interne, mais on ne sait jamais effectivement, approuva Esmelia. Anat voulait profiter de l’effet de surprise. Sur ce point, Teutatès s’est bien trompé. Elle se fiche de ce qui ressortira, auprès de ses pairs, de sa tentative d’assassinat.

— Elle devait être désespérée pour avoir pris un tel risque.

— C'est bien ce que je crains.

Esmelia se tut un instant avant de reprendre songeuse.

— Par contre, vous devriez effectuer des contrôles sur la nourriture et sur l’eau. Sur tout ce qui peut être empoisonné, en fait. Si j’en crois ce que m’a dit Teutatès, Anat est une spécialiste des poisons.

— Il ne vous a pas menti sur ce point.

Pensait-il qu’il avait pu lui mentir sur d’autres, notamment sur les intentions d’Anat ? Teutatès était un Drægan après tout.

Une labirée en armure de combat spatial s’approcha de lui et lui murmura quelque chose à l’oreille.

Esmelia ne l’avait pourtant pas vu faire le moindre signe à qui que ce soit. Elle en déduisit que le geste de la labirée était spontané, et que ce qu’elle devait lui dire était suffisamment important pour qu’elle brave les usages de sa hiérarchie.

Grama la raccompagna vers un groupe de labirés et échangea quelques mots avec eux, puis il revint vers elle.

— L’eau et la nourriture vont être analysés, mais nous avons un problème : la seule capable de le faire, notre médecin de bord, a été assassinée. J’ignore si elle a suffisamment formé son assistante pour ce genre de chose… La pauvre s’était cachée, mais elle a assisté au meurtre. Pour l’instant, elle refuse de parler… Elle dit seulement que sa maîtresse a parlé d’une… Rheya, un … fantôme si vous préférez. Je n'en connais qu'une seule et...

— Quelqu’un qui est revenu d’entre les morts, bien vivant, corrigea-t-elle. Mais ce n’était pas une Rheya. Pas celle que Baal recherche chaque fois qu’il se rend sur la Terre.

Il sembla surpris qu’elle en sache autant sur les Rheyas et sur les raisons qui poussaient Baal à se rendre sur la Planète bleue.

— Ce que je vais vous dire ne va pas vous plaire.

— Au point où nous en sommes…

Elle le regarda droit dans les yeux. Ce n’était pas le genre de chose que l’on pouvait dire en biais, comme si cela n’avait aucune importance.

— C'était sûrement Tiater, votre ex… Bref, cette fois, je peux vous assurer qu’elle est bien morte.

Il avait pâli si fortement qu’elle comprit qu’il se sentait mal. Il y avait des limites à ce que pouvait endurer un être sentient. Même s'il les cachait fort bien, Grama avait des sentiments.  Sans doute les mêmes que celle d’un être humain.

Et à bien y penser... Sans doute que Mead' ferait bien de vérifier un ou deux détails à son sujet... Lorsque le moment s'y prêterait mieux.

Discrètement, la Terrienne lui prit la main pour qu’il trouve un appui autant physique que psychologique.

Sans s’en rendre compte, il la serra tellement fort qu’elle dut se retenir de crier de douleur devant les labirés qui ignorant totalement ce qui se passait continuaient à évacuer ce qui devait l'être dans cette partie du bâtiment. Et si l'un d'eux avait cet instant de faiblesse de la part du Second de Baal, il n'en dirait probablement rien à qui que ce soit. Cette dernière heure avait été pénible pour tout le monde, et plus encore pour Grama.

— Je pensais… commença-t-il la voix à peine audible.

— Vous pensiez qu’il l’avait tuée, chuchota-t-elle. Vous aimiez cette femme plus que tout au monde, et pourtant vous continuez à servir Baal…

Cela la dépassait. Elle ne s’était pas rendu compte, avant de tomber amoureuse de Will, de ce que pouvait représenter un tel lien…

— Elle nous avait trahis… Tous les deux…D'une manière impardonnable...

Esmelia fronça les sourcils sans comprendre.

En revanche, les deux choses qu'elle avait apprises en ce début de journée étaient certaines. La première : au lieu de la tuer, Baal avait épargné Tiater. La seconde : sa mansuétude, sa pitié, ou quoi que ce fut d’autre, avait failli coûter des vies aujourd’hui.

Elle s'interrogeait :

Qu’est-ce que cela faisait de lui ? Quel genre d'être était-il réellement ?