Chapitre 07.3
Elle n’était pas restée longtemps avec ses tristes compagnons. Elle n’avait rien contre eux. Elle ne les connaissait pas. Elle n’avait même pas essayé d'échanger quelques mots, ou même un sourire avec eux.
De toutes les façons, ils ne lui auraient sûrement pas répondu. Ils ne conversaient même pas entre eux. Sans doute parlaient-ils des dialectes différents.
Les gardes l’observaient, méfiants. Ils avaient sûrement remarqué qu’elle était différente des autres. Physiquement, c’était évident. Mais ils avaient dû sentir autre chose. Question d'expérience.
Ils toléraient qu’elle s’éloigne du groupe, à condition de rester à portée de leur vue.
Elle était donc restée près de l’estrade. De là, elle avait observé son environnement avec attention pendant que d’autres groupes défilaient, un par un, sous les cris de la foule. Elle avait beau ne pas comprendre ce qui se disait, elle devinait que les ventes allaient commencer sous peu. Enfin, un peu de mouvement.
Dans l'immédiat, elle était trop surveillée pour s’évader. Mieux valait s’immerger dans ce monde et tenter de le comprendre. Mais si observer était une chose, y participer en étant vendue au plus offrant en était une autre. Elle n’avait jamais eu de maître sur la Terre. Ce n’était pas aujourd’hui, sur une autre planète, que cela allait commencer. Elle devait réfléchir, trouver une solution rapidement. Pourtant, la seule qui se présentait à son esprit ressemblait tout bonnement à une série d'homicides. D'un autre côté, peut-être que celui qui l’achèterait serait le propriétaire d’un vaisseau de liaison interplanétaire.
Tous les groupes étaient passés sur l’estrade pour une première présentation. La vente allait commencer.
Avant le sien, il y avait quatre groupes. Chacun était composé d’une quinzaine d’individus. Les membres passèrent individuellement, parfois en couple, plus rarement à trois ou plus.
Au début, il y eut un certain enthousiasme de la part des acheteurs. Cela se calma à la fin du passage des membres du deuxième groupe. Les deux groupes suivants passèrent dans un calme relatif. Puis vint le tour du sien.
Les créatures qui la devançaient montaient chacune leur tour sur l'estrade.
Elle s’intéressa au marchand d’esclaves. Sorte de Monsieur Loyal de la vente. Il était paré, pour l’occasion, de riches étoffes colorées. Malgré ses efforts apparents, elles ne cachaient rien de son physique de batracien.
Il fit signe à un colosse rouge de monter sur l’estrade afin de se présenter à la vente.
Tout en muscles, tatouages et scarifications, avec deux grandes ailes en peau de parchemin, tendues plantées dans le dos, celui-ci obtempéra avec un enthousiasme qu’il ne ménagea pas. Il avait un visage taillé dans la pierre, des yeux profondément enfoncés dans leur orbite, une bouche remplie de crocs, dont certains restaient visibles même lorsqu’il la fermait. Imberbe des griffes de ses doigts de pieds à ses quatre petites cornes qui ornaient sa tête de chaque côté, sa peau semblait huilée, à moins qu'il ne s'agisse d'une sécrétion naturelle. Elle s’était attendue à ce qu’il ait des oreilles pointues. Au lieu de cela, elles lui semblèrent normales.
En dehors du marchant d’esclaves, elle avait remarqué deux autres individus présents en permanence sur l’estrade.
Assise derrière une table, tout au fond dans un coin, se tenait une créature longiligne, vêtue d’une longue robe de bure verte. Sa peau était de la même couleur avec des reflets irisés comme si elle était couverte d’une fine couche d’humidité. Elle avait un long cou et une tête triangulaire, sans cheveux, sourcils ou barbe, de grands yeux globuleux de couleur émeraude avec de longs cils. Ceux-ci semblaient pouvoir bouger, indépendamment, dans tous les sens.
La créature ressemblait beaucoup à une mante religieuse. Comme elle percevait l’argent ou les bons des acheteurs, Esmelia supposa qu’il s’agissait du trésorier de la vente ou de la trésorière, car son genre restait encore à déterminer.
La troisième créature, au sexe tout aussi indéfinissable, devait avoir le rôle de négociateur. C’était elle qui menait les enchères et départageait les acheteurs en cas de litige.
À sa voix grave, Esmelia décida qu’il devait s’agir d’un mâle, mais elle pouvait très bien se tromper.
Il ou elle avait une tête qui donnait l’impression que, quelque part dans son arbre généalogique, il y avait eu un géant, un Orc, un cochon et un yack.
Il en résultait une face entièrement poilue, surmontée d’un épais toupet d’un noir tirant sur le violet, de petits yeux sombres sous un front bas, un groin, surplombant une bouche très avancée, avec quatre canines de sanglier proéminentes. Sa grosse tête se confondait avec son cou de taureau et lui donnait un air balourd sympathique, car malgré son aspect physique, sa grande taille et sa forte corpulence, il ou elle ne semblait pas particulièrement menaçant-e.
Le marchand d’esclaves fit faire plusieurs tours sur lui-même au diable rouge qui déploya ses larges ailes de cuir tanné. Il était plutôt bien fait de sa personne, et le savait. Sans doute même s’était-il préparé pour ce jour.
Esmelia remarqua que ses quatre petites cornes rouges, situées sous son menton, suintaient un liquide jaunâtre peu ragoutant qui tachait sa tunique bleue. Était-il malade ou au comble de l’extase à cause de toute cette attention qui lui était portée ?
Elle s’était demandée ce qu’ils attendaient tous de cet état d’esclavage.
Une réponse qui s'imposa à son esprit : une situation sociale plus élevée ou au moins un foyer meilleur que ceux qu’ils avaient eus jusqu’alors.
Esmelia sentait que cette condition d'esclave quelle que soit sa forme n’était pas comparable à celle des Terriens réduits à cet état sur la Terre. Mais une partie d’elle-même peinait à le concevoir. Elle était imprégnée de cette culture terrienne. Comment, alors, concevoir cette forme d’acquisition d’êtres sentients sans songer à leur entière soumission. La façon même dont elle avait été capturée ne laissait aucun doute sur l’idée de trafic d’êtres vivants… Et pourtant, ces créatures étaient comme des modèles à une présentation. Ils cherchaient à paraître sous leur meilleur jour, cachant au mieux leur désespoir ou ce qu'ils pensaient être des imperfections physiques.
Et si tous, comme elle, ils cherchaient à quitter la planète d’une manière ou d’une autre ?
Non… Plus elle les observait, plus elle doutait que, parmi toutes ces têtes qu’elle pouvait apercevoir, il y en ait beaucoup qui soient établis ailleurs que sur Féloniacoupia.
La dernière présentation du diable était terminée.
Dans la foule, devant l’estrade les quelques hommes restants, et surtout des femmes, commencèrent à gesticuler en jappant des mots brefs.
Une créature, sensiblement de la même espèce que le musculeux cornu, plus petite, à la peau grise, et totalement asexuée sembla être prête à payer le prix pour l’acquérir, mais elle abandonna rapidement sans cacher sa déception.
Ce fut un autre extraterrestre, de petite taille à la peau jaune pissenlit et d’allure androgyne, elle aussi, qui parvint à l’acquérir au terme d’un âpre duel chiffré contre une femelle gecko bipède et garnies de plumes roses en guise de chevelure.
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