Chapitre 29.5

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Il continuait son récit, inconscient des pensées de son auditrice :

— Comme je l’ai dit, en ce temps, les Drægans prenaient, dans la mesure de leur possible, l’apparence des êtres qui les vénéraient. Cependant, ils ne pouvaient garder la même apparence plus d'une vie de l'espèce en question. Avec les Gaïens, cela a changé. En les prenant pour hôtes, ils se sont aperçus que non seulement, ils pouvaient ralentir le processus de vieillissement mais, en plus, ils n'avaient plus à changer d'hôtes une à deux fois par siècles, et risquer la mort à chaque nouvelle translation. Le passage d'un corps à un autre ne garantissait pas l'absence de rejet. Ils pouvaient aussi conserver les pouvoirs et le savoir acquis chez leurs hôtes précédents. Ce qui n'a pas servi à grand-chose, car il leur est devenu difficile, au bout de plusieurs siècles, de se souvenir de tout ce qu'ils avaient appris. Avec les hôtes gaïens, ils découvrirent aussi une faiblesse : l’accoutumance. Plus que n'importe quelle autre créature sur Gaïa parasiter un être humain vous rend définitivement dépendant de cette espèce.

Elle accusa le coup. C'était quelque chose qu'elle ignorait. La suite allait de soi. Pour conserver un réservoir d'hôtes inépuisable, il fallait l'augmenter, le faire prospérer. C'est pourquoi ils avaient enlevé des humains, et les avaient installés un peu partout dans la galaxie, sur des planètes où la vie leur était propice.

— Quelques centaines, confirma Teutatès. Une dizaine d'autres planètes, plus hostiles, ont été laissées aux derniers Hécatonchires pour leurs expérimentations. Ils y ont créé leurs propres civilisations, avec des espèces génétiquement modifiées.

Esmelia était curieuse d'en savoir plus sur le sujet, mais elle comprit rapidement que l'ancien dieu ne souhaitait pas particulièrement s'étendre sur le sujet.

— Briaré étudiait la vie sous toutes ses formes, Cottos s'efforçait de l'adapter génétiquement à toutes les conditions possibles, Gyès était plutôt versé dans la botanique et les environnement naturels ou artificiels. Enfin, leur sœur, Tivia étudiait les technologies des civilisations conquises pour les adapter aux nôtres. Nous lui devons nos vaisseaux actuels, nos systèmes de communication et nos armes. Notre civilisation a prospéré comme jamais. En nombre, en force, en connaissance...

Esmelia sentit venir le grain de sable.

— Les Drægans doivent le meilleur d'eux-mêmes aux hommes. Le pire aussi. À cause d'un amour interdit, d'un enlèvement, une guerre fut déclarée chez les adorateurs des Olympiens. Leurs dieux prirent position pour un camp ou pour un autre. Ce fut pour eux comme une partie d'échec, d'où personne ne sortit réellement vainqueur. C'est à cette époque que les hommes ont commencé à douter des dieux un peu partout sur la Terre. Durant la poignée de siècles qui a suivi, certaines civilisations se sont élevées contre leurs divinités, souvent manipulées par d'autres divinités, et les ont chassées ou tuées. Après avoir découvert notre mortalité, nos anciens adorateurs s'enhardirent encore plus, et la situation ne cessa de s’aggraver pour nous. Certains Drægans le comprirent et prirent la fuite, et j'en fis partie, préférant ne pas attendre que les habitants de la planète sur laquelle je résidais se révoltent à leur tour. D'autres comme Darius et les Baal choisirent de rester. Ils furent assassinés. Seuls, Baal le jeune et sa sœur Circé purent être sauvés. En moins d'un de vos siècles, les révoltes contre les dieux se sont propagées sur toutes les planètes de la galaxie conquises par les Drægans. Ayant encore suffisamment en mémoire les anciennes guerres déicides, nous avons alors commencé à nous méfier les uns des autres. Dans le même temps, Zeus brillait par son absence. Nous supposions qu'il s'était trouvé une nouvelle distraction.

Elle devinait quel genre de distraction. Zeus, comme nombre de ses congénères, n'était pas connu pour sa fidélité envers sa compagne. Sauf que, lui, il les battait tous à plate couture.

— Je ne sais pas si c'est l'un d'entre nous qui a manigancé l'attaque suivante... Même si tout le laissa à penser par la suite. Elle fut fulgurante et toucha toutes les familles divines sur toutes les planètes. Un plan d'élimination parfaitement orchestré. Tout s'est passé au même moment, comme si un ordre ou un signal avait été transmis simultanément de part et d'autre de la galaxie. Des familles entières furent assassinées par leurs labirés, par des kères et sans doute par d'autres Drægans. Quelques-uns d'entre nous ont échappé de peu à la mort.

De toute évidence, il s'incluait parmi les survivants.

— Qu'en était-il de Baal ?

— À cette époque, il était revenu sur Gaïa après une longue absence. Il était au service, et sous la protection, de Barca, un des nôtres. C'est à ses côtés qu'il a fait la connaissance de la seule femme qu'il ait jamais aimée : Himilce. C'était sans compter sur Héra. Elle avait un faible pour les Baal. À défaut du père, disparu, elle avait reporté son intérêt sur le fils et comptait en faire le géniteur de sa prochaine descendance, en l'absence prolongée de Zeus. Inutile d'être un génie pour savoir que l'union de Baal avec une Gaïenne n'allait pas plaire à une Dræganne déjà maintes fois bafouée par son précédent compagnon, et que sa fureur monterait de plusieurs crans en apprenant que sa rivale attendait un héritier. Il y avait aussi Zeus. À son retour, il pardonnerait, comme toujours à Héra, mais sûrement pas à son rival.

— Baal n'était pourtant pas le premier dieu à concevoir un enfant avec une Terrienne. Les mythologies ne sont pas avares de récits de demi dieux.

— Justement. À cause des incartades de Zeus, pas seulement avec des Sapiens, Héra est parvenue à faire voter une loi par les Chanceliers interdisant les naissances inter-espèces. Baal est un être brillant, habituellement doté d'un excellent esprit d'analyse. Il aurait dû savoir dans quoi il s'embarquait en bafouant l'honneur de Héra. Peut-être l'a-t-il fait intentionnellement. Cela n'aurait pas été la première fois venant de lui.

— Elle l'a condamné ?

— Non sans avoir fait empoisonner Himilce avant. Du moins, c'était ce qu'il fallait supposer alors. Baal n'a jamais décoléré contre Héra, persuadé que sa compagne et son enfant étaient morts sur son ordre. Sans doute aveuglé par son chagrin, il s'est attaqué directement à elle, et il a perdu la bataille. Héra l'a fait arrêter et emprisonner en attendant de le juger. Non seulement, il s'est ensuite échappé de sa prison, mais il nous a apporté la preuve que Héra, Hadès, Poséidon, Hestia, Déméter et une petite dizaine d'alliés aux Olympiens complotaient pour prendre le pouvoir et régner sur la galaxie. De là à imaginer qu'ils s'étaient mis en tête d'éliminer toutes autres les familles, ainsi que leurs propres descendants, pour y parvenir, il n'y avait qu'un pas, mais aucune preuve. Baal s'en est passé et nous a tous entraînés dans une longue guerre. Il a été sans pitié envers Héra et ses alliés. Lorsque ceux-ci ont soudainement disparu, la guerre s'est achevée faute d'ennemis. Après avoir vu ce dont il était capable, nous n'avons alors pas eu d'autres solutions que de neutraliser Baal, afin qu'à son tour, il n'essaie pas de nous dominer. Nous l'avons jugé dans la foulée et expédié dans les geôles de Cottos pour quelques dizaines d'années. Personne ne pensait qu'il y survivrait.

Un nouveau mouvement à l'entrée attira leur attention. Grama était de retour, sans doute avec la réponse de Baal. Il discutait avec les deux gardes.

— Je pense que Baal est enfin décidé à me recevoir, en conclut Teutatès.

Il se leva de sa chaise, fit un signe de la tête à l'intention de ses gardes, avant de s'adresser de nouveau à elle :

— J'espère avoir pu vous éclairer sur notre histoire, et celle de notre hôte. J'ai vraiment apprécié notre conversation.

— Moi aussi.

Elle ne pensait pas dire cela, et pourtant c'était vrai.

Teutatès la salua et fit quelques pas en direction de ses gardes avant de revenir vers elle.

— Anat ne viendra pas seule, la prévint-il. Un conseil : ne buvez rien et ne mangez rien en compagnie de l'une de ses furies. Et gardez toujours une arme à portée de main. Anat sait que Baal refusera sa proposition, mais elle ne partira pas sans avoir montré de son mécontentement, ou sans obtenir une compensation. Ce ne sera pas la tête de Baal. Elle n'osera pas. Certains d'entre nous ne le lui pardonneraient pas. Par contre, votre tête, ou celle de votre ami, serait un bon compromis pour elle.

— Merci pour le conseil.

— Cela m'attristerait vraiment s'il vous arrivait quelque chose.

— N'en soyez pas aussi certain.

Sa réponse surpris le Drægan qui ne tenta pas de le cacher. Pourtant, il ne chercha pas à en savoir plus et rejoignit ses gardes et Grama.

Elle resta un long moment, assise à méditer sur le récit de Teutatès, et sur son avertissement.

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