Chapitre 09.1
Un furtif instant, Esmelia entrevit son visage.
Elle eut l’impression qu’un souffle glacé la saisissait de l’intérieur. Il avait bien l’apparence d’un être humain…
La chose enfla dans sa poitrine au point d’en devenir douloureuse et de la faire suffoquer. Elle crut qu’elle allait perdre connaissance. l’air lui manquait…
Il fallut quelques secondes à Mead' pour reprendre ses esprits et se repérer dans l’espace et dans le temps. Elle rassembla toute son énergie pour rester consciente. Se pouvait-il que… qu’enfin… Que la chance…
Non, le Destin. Les fils qu’elle avait elle-même commencé à tisser…
Elle ne devait rien laisser paraître… Elle concentra son attention sur le scientifique.
À la tête qu’il faisait, MacAsgaill n’était pas à la fête. L’inconnu n’avait pas relâché son étreinte. L’Écossais n’avait aucun moyen de lui échapper, et personne pour l’aider.
Mead’ eut presque pitié de lui. En même temps, elle aurait donné cher pour savoir ce que l’inconnu lui chuchotait à l’oreille. Elle avait beau essayer de le lire, elle n’y parvenait pas.
À ce jour, un seul être jusqu’alors s’était montré capable d’élever des barrières mentales.
Elle ne s’était pas éveillée pour rien.
Pour confirmer cette pensée, l’individu releva soudainement la tête comme si quelque chose, ou quelqu’un, venait de le surprendre. Dans le mouvement, sa capuche glissa en arrière et découvrit son visage.
Mead' sentit son cœur s’emballer plus encore, prêt à s’extraire de sa poitrine. Elle se demanda un bref instant si ce corps qui la portait n’avait pas été éprouvé plus qu’elle l’imaginait par le voyage supraluminique et la fuite sur Féloniacoupia.
Un engourdissement glacial commença à gagner son esprit. Il n’était pas temps de se rendormir. Pas encore. Son émotion était trop forte. Elle devait se reprendre. Simultanément à cette pensée, elle ressentit un déclic suivi d'une décharge électrique à l’arrière de son crâne.
Esmelia sentit le rythme de son cœur revint à la normale. Ses idées redevinrent claires. Mais la chose, dans sa poitrine, se gonfla comme un chat en colère.
Enfin, elle l’avait trouvé…
Elle se sentit vidée de toute énergie. Il s’en fallait de peu pour qu’elle se laisse tomber au sol comme une marionnette dont on aurait coupé les fils. — Pas maintenant. Pas question d’abandonner maintenant !
Ses ancêtres l’avaient cherché. C’était elle qui l’avait trouvé. Elle ne voulait pas le perdre.
Cette voix était la sienne. Avait-elle parlé tout haut ? Pas assez fort pour qu’on l’entende. Personne n’avait réagi autour d’elle. Elle sentit la chaleur revenir dans son corps.
À peine l’avait-elle pensé qu’un frisson glacial parcourut à nouveau son corps. Elle tenta de le réprimer de toutes ses forces. En vain. La vague déferla sur elle, plus forte que la précédente.
Cet homme… ou cet être qui se présentait sous l’apparence d’un humain, Mead’ l’aurait reconnu entre mille, ou un milliard d’individus si cela avait été nécessaire.
Pourtant, elle avait toujours pensé qu’elle n’aurait pas besoin de le voir pour reconnaître sa présence. Elle s’était imaginé que le sentir, frôler son âme aurait dû suffire. Cela n’avait pas été le cas.
Elle aurait pu le croiser sans même savoir que c’était lui.
Peut-être était-ce déjà arrivé ?
Si sa capuche n’avait pas glissé…
Comment était-ce possible ? Était-elle affaiblie elle aussi ? Ou bien le Drægan possédait-il un pouvoir d’illusion si puissant qu'il avait pu échapper à ses radars ?
Il avait changé depuis leur dernière rencontre, il y avait un peu plus de deux siècles. Il avait vieilli. Cela n’aurait pas dû être le cas.
Les traits de son visage et sa peau hâlée étaient ceux d’un homme habitué à vivre au grand air. Sa figure était marquée de quelques rides profondes, et par une souffrance qu’elle ne lui reconnaissait pas. Ses cheveux sombres étaient coupés courts et parsemés de fils gris, comme sa barbe courte qui épousait les lignes anguleuses de sa mâchoire.
Il avait vieilli, mais pas autant qu’un humain ordinaire. Il ne semblait pas avoir plus d’un demi-siècle. Pourtant, il n’aurait même pas dû vieillir…
Les Drægans pouvaient vivre plusieurs centaines de siècles. Ils vieillissaient, oui. Si lentement qu'un Humain ne pouvait s'en apercevoir en quatre-vingts ou quatre-vingt-dix ans de vie.
Elle se souvenait de lui.
À deux mille et quelques années, il ne paraissait pas avoir plus de trente ans, et un peu plus de deux siècles plus tard, il semblait en avoir… vingt de plus.
Le temps était-il aussi corruptible que l’espace ? Ou bien le dragon avait-il renié son immortalité ? Quel pacte avait-il conclu ?
La vue de Mead' se troubla. Elle était perturbée. Elle devait réfléchir un moment.
Esmelia se sentit prise de vertige. Il y avait eu ce frisson glacial, puis plus rien. Elle avait l’impression de s’être évanouie.
Pourtant, elle était là, bel et bien debout. Son attention était focalisée sur le Drægan et le scientifique qui se détachaient de la foule comme de curieuses anomalies.
Quelque chose n’allait pas de toute évidence. Pas seulement chez elle, pressentit-elle. Elle sentit la peur monter en elle. Pas une simple peur qui pouvait être raisonnée... Quelque chose de plus viscéral.
Esmelia posa la main sur le rebord de l’estrade. Le monde tanguait légèrement autour d’elle.
Pourquoi le mot dragon lui était-il venu à l’esprit ?
Elle ne l’avait jamais rencontré, elle n’était pas supposée le connaître, et pourtant, elle l’avait reconnu. Elle avait même le sentiment de savoir beaucoup de choses à son sujet, mais elle eut beau fouiller son esprit, aucun souvenir ne lui revint.
Son esprit se brouilla à nouveau…
Le Drægan était différent de l’image qu'elle en avait gardé.
Il était pourtant moins grand, moins fort, même s’il était de belle taille et large d’épaules. Il lui semblait aussi plus arrogant. Les bras croisés sur sa poitrine, il affichait l’assurance tranquille de celui qui avait toutes les cartes en main et l’attitude d’un homme formé au commandement.
Mead' le trouvait toujours séduisant, mais surtout dangereux. Il dégageait une puissance propre aux grands fauves, aux prédateurs.
Elle ne doutait pas que son côté ténébreux et son élégance naturelle devaient sûrement attirer de nombreuses femmes dans ses bras et dans son lit. Il devait en jouer. C’était là un travers dont elle pourrait se servir d'une manière ou d'une autre...
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