Chapitre 09.4
Le Drægan la regarda alors avec le sourire mauvais de celui qui s’en sort aux dépens d’un médiocre adversaire mais qui, en même temps, fait payer le sale tour qu’on vient de lui jouer publiquement.
Elle avait raté son coup. Ou, plutôt, l'Homme Triste venait de le lui faire rater. Elle vit le Drægan se désintéresser complètement d’elle et pousser le scientifique avec encore moins de ménagement que la fois précédente pour s'extraire de la foule. MacAsgaill n’allait pas passer les meilleurs moments de sa vie dans les heures, ou les jours, à venir.
Quelle importance avait-il donc pour le Drægan ? Était-ce parce qu’il était humain ?
Elle en doutait.
Les humanoïdes étaient rares dans ce monde, mais pas autant qu’elle l’avait supposé apparemment. Qu’il soit un terrien ne pouvait pas être la seule raison. Il y avait autre chose… Quelque chose qu’il cachait… Elle le sentait.
Quelque chose de précieux…
Elle s’enfonça un peu plus dans l’esprit du Terrien… Il pensait à des carnets et à des cartes. Il les avait avec lui…
Il supposa alors que son compagnon le savait, et qu'il les convoitait. MacAsgaill ne voulait pas, ou ne pouvait pas, les lui donner. Elles étaient pourtant essentielles pour le Drægan .
Essentielle pour quoi ? Quelle importance pouvait avoir des cartes et des notes dans un univers nantis de vaisseaux spatiaux, de supers calculateurs et d'intelligences artificielles ?
Elle réfléchissait.
Rien n’était dû au hasard.
Les cartes stellaires, l’Occulteur de Mondes… Tout cela devait avoir un rapport.
Le Drægan eut une brève hésitation. Il secoua la tête, comme pour en chasser une mouche. Entraînant son prisonnier, il quitta le premier rang.
La foule s’écarta silencieuse, sur leur passage.
Esmelia reporta son attention sur l’Homme Triste et mesura rapidement les possibilités de l’utiliser pour accomplir sa mission. Il restait en retrait comme extérieur à ce monde. Soudain, une troisième voix, masculine, survola le marché et annonça une nouvelle somme.
Les intonations pointues et brutales firent s’arrêter net Le Drægan, arrachant à son prisonnier une nouvelle grimace de douleur. Elle sentit une vague de haine la submerger. Esmelia sentit qu'elle ne provenait pas d’elle.
Elle ignorait comment mais le lien n’avait pas été totalement rompu entre le Drægan et elle. Il avait immédiatement reconnu cette voix. Elle était comme un signal douloureux dans son esprit. C’était sa haine qu’elle ressentait. Une haine viscérale envers celui qui venait de surenchérir sur l’Homme triste.
Il se retourna, cherchant, le regard meurtrier, le propriétaire de cette voix honnie. Maintenant toujours fermement son compagnon par l’épaule, il le força à le suivre lorsqu’il s'en revint vers l’estrade.
Ce brusque revirement n’échappa pas au marchand d’esclaves qui devina immédiatement tout le parti qu’il pouvait tirer de cette situation pour le moins inhabituelle. Une autre partie de son cerveau poussa le raisonnement plus loin en se demandant s’il n’aurait pas intérêt à attiser davantage les tensions entre les adversaires. Son instinct de maquignon lui hurlait jusqu’au fond de ses oreilles que la fin de la journée serait plus que bonne. Son sourire sans dents s’élargit sur sa face batracienne jusqu’à chacune de ses ouïes.
Au lieu de s’arrêter devant l’estrade, le Drægan en fit le tour et grimpa les marches en deux bonds, contraignant toujours son prisonnier à le suivre. Puis il se dirigea vers la mante religieuse en bure verte.
Celle-ci se leva vivement de son tabouret et tenta vainement de s’en servir comme un bouclier entre lui et cet humanoïde à l’allure peu engageante pour les créatures de son espèce.
Sans un mot, et sans quitter du regard la grosse tête d’insecte du trésorier, le Drægan le siège lui ôta des mains.
Les quatre pieds de bois claquèrent sur le sol de l’estrade. Pourtant, il n’y avait ni violence, ni précipitation dans ses gestes.
Il intima l’ordre à son prisonnier de s’asseoir sur la chaise.
— Si vous tentez de vous enfuir, mes gardes vous rattraperont aussitôt ! le prévint-il à mi-voix. Et ce n’est pas assis que vous reviendrez sur cette chaise. Peut-être même pas en vie.
Le ton était sans appel. Elle était suffisamment près pour l’entendre, le comprendre. Le ton était sans appel. Et aussi curieux que cela pouvait le paraître, ils parlaient une langue qu’elle connaissait : la sienne.
Son prisonnier prit la menace au sérieux. Il ne bougeait pas et regardait autour de lui conscient de la curiosité d’une trentaine d’individus tous plus étranges les uns que les autres pour l’Humain qu’il était.
Il ne doutait pas des paroles qu’il venait d’entendre, mais c’était surtout à ses cartes qu’il songeait encore à cet instant…
Esmelia frissonna.
Elle avait l’impression que sa faculté à lire dans les esprits lui échappait. Elle y entrait avant même d’y songer.
Elle oubliait tout ce qui l’entourait.
Cela pouvait être dangereux. Elle devait rester concentrée.
Elle fit un effort pour reporter son attention sur le Drægan. Sa voix était profonde, comme si elle venait du fond de sa cage thoracique. Il avait parlé avec un accent qu’elle ne parvenait pas à définir. Toutefois, elle n’avait pas une très grande expérience des accents extraterrestres.
Tranquillement, il vint vers elle. Il s’approcha si près qu’elle sentit son souffle tiède. Il la toisa en tournant autour d’elle. Il prit son temps pour la détailler des pieds à la tête.
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