Chapitre 16.2
— Vous savez ce qu’on dit : l’Histoire est écrite par les vainqueurs. Imaginez ce que cela aurait donné si l'Axe avait gagné la Seconde Guerre Mondiale.
Au moment même où elle prononçait ses mots, Esmelia se rendit compte de l’incongruité de sa remarque.
Elle n’en fut que plus surprise lorsque Baal lui répondit sans la moindre once d’humour :
— J’y étais… J’étais sur la Terre durant cette période.
— Ah ? Vous y avez participé ?
Il mit un long moment avant de répondre comme s'il devait d'abord choisir ses mots. Elle se demanda quels sombres secrets il cachait sur le sujet.
Lorsqu'il se décida enfin, il s'exprima d'une voix légèrement voilée, avec des mots simples comme s'il s'adressait à une enfant.
— Je me sentais… étranger aux évènements de votre monde. C’est ce qui nous arrive après quelques centaines d’années. Nous oublions ce que nous avons fait, ce que nous avons été, ceux que nous avons aimés. C’est ce détachement qui fait de nous des dieux auprès d'êtres dont l’espérance de vie est inférieure à la nôtre. La défaillance de notre mémoire individuelle est peut-être aussi ce qui permet à certains d'entre nous de survivre. Qui peut se remettre de la disparition de tous ses amis, siècles après siècles, ou de ces moments de bonheur perdus ?
— Je n’avais jamais vu les choses sous cet angle, admit-elle. Vous, comment faites-vous ?
— Là encore, c’est quelque chose…
— … qui vous concerne, termina-t-elle.
Elle décida d’aborder un autre sujet :
— Pourquoi vos hommes ne peuvent-ils pas réparer le vaisseau ?
— Ils le peuvent. Cependant, ce n’est pas notre vaisseau. Il n’a même pas une seule pièce d’origine dræganne, à part la cinquantaine de navettes de sauvetage qui se trouvent sur l’une des aires d’appontage. Cet appareil était déjà dans un sale état lorsque je l’ai acquis.
— Volé ?
— Non. Gagné. Je suis un excellent joueur de fréalty. Ne cherchez pas de comparaisons, c’est un jeu qui n’a pas son équivalent sur la Terre. J’espérai retrouver un autre vaisseau... Qui m'appartient, et me débarasser rapidement de celui-ci mais les circonstances en ont décidé autrement. Tous les membres de mon équipage, à une seule exception, ont pu échapper à la destruction de mon précédent bâtiment comme je vous l’ai dit.
— Une exception ?
— Un traître.
— Vous l’avez supprimé ?
— Non.
Il fit une nouvelle pause avant de poursuivre.
— Grama s’en est chargé. J’aurais dû préciser que le traître était une traîtresse, et sa compagne. Il a fait ce qui était nécessaire pour notre survie à tous.
— Vous auriez pu l’abandonner sur une planète.
— Je n’avais aucun besoin d’une ennemie supplémentaire. Nous savions que nous étions pistés depuis plusieurs mois ? Nous ignorions par qui et comment ils savaient toujours exactement où nous étions. Je n’ai peut-être perdu aucun de mes labirés, mais il n’en reste pas moins que de nombreux individus sont morts, soit pour nous avoir aidés sans le savoir à un moment ou à un autre, soit pour que nos poursuivants assouvissent leur instinct de tueurs.
Il jura, lâchant deux mots brefs qu'elle ne comprit pas, entre ses dents.
— Vous n’aviez aucune idée de qui étaient vos ennemis ?
— La plupart me croient mort depuis des décennies. Quant aux autres, ils n’ont aucune idée de qui je suis réellement.
— La liste semble longue.
— Je dois avouer que sans votre intervention, je n’aurais sans doute pas pu démasquer Susanoo… Pas aussi tôt. Au moins, je sais qui est notre véritable ennemi, maintenant.
— Pourquoi ne pas les avoir laissés gagner les enchères ? Vous les aviez démasqués, cela vous suffisait.
— Je n’aime pas laisser mes ennemis gagner sur quoi que ce soit. S’il ne s’était agi que de vous, j’aurais peut-être fait une exception. Mais certaines enchères sont comme des paris. Si la somme est importante, il faut que l’objet soit en rapport avec celle-ci. Pour cela, ils avaient mis MacAsgaill dans la balance.
— Quelle balance ? s'étonna-t-elle sincèrement.
— Une vieille expression terrienne qui n’est plus en cours apparemment. Je n’ai pas seulement acquis quelque chose dont je n’avais pas besoin, j’ai aussi acheté quelque que je possédais déjà. Mais ne vous désolez pas, j’ai récupéré ma mise, et plus encore.
Elle ne voyait pas comment. À moins qu’il ait profité de la panique générale pour récupérer le coffre de la Mante religieuse qui de toutes les façons, n’en avait plus besoin. Pas plus que la Grenouille d’ailleurs. Elle ne savait pas ce qu’il était advenu de l’Orc.
Comme s'il avait suivi le cours de ses pensée, il confirma :
— Un de mes hommes a ramassé un coffre sans propriétaire.
Elle devait accepter cette explication, même si elle savait qu’elle était tout à fait exacte.
Qu’il ait gagné ou non, elle avait le sentiment que l’issue aurait été la même, avec ou sans l’intervention des anciens coéquipiers de Will… ou de qui que ce soit d’autre.
— Susanoo ne fait… ne faisait rien sans un ordre de sa sœur, Amaterasu, reprit-il. Omoïkané a toujours été proche de lui. Quant à Ame No Uzume, j’ignore ce qui l’a poussée à se lier avec eux. Elle était l’épouse de Tsukuyomi, un autre frère d’Amaterasu. Mais ils sont en froids. Un froid que vous pourriez qualifier de polaire.
— Il y a longtemps que les glaces des pôles ont fondu sur la Terre, ironisa-t-elle.
— C’est un fait, admit-il. J’en saurai sûrement plus lorsque je rencontrerai Tsukuyomi.
— Au risque de vous faire tuer ?
— C’est un risque à prendre. Je ne suis pas un voleur, pas dans cette vie-ci. J’ai des condoléances à faire et une épée à rendre, même si je doute que ce soit à son propriétaire légitime.
— Pourtant, vous avez bien pris les cartes de Will, lui dit-elle en lui montrant du menton son bureau sur lequel étaient déroulé des portulans spatiaux.
À la tête qu’il fit, elle eut l’impression qu’elle n’aurait pas dû aborder le sujet aussi directement.
Trop tard pour reculer, que cela lui plaise ou non.
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