Comme ils le craignaient, Will et elle eurent droit à une série de petits bols de remplis de bouillons de différentes consistances et couleurs à boire. Pour la plupart, ils étaient clairement imbuvables et aucun d’eux ne demanda en quoi consistaient les mixtures.

En moins d’une vingtaine de minutes, ils ne répondirent plus de leurs gestes et de leur volonté. Ils se sentirent comme des mouches engluées. Ils ne parvinrent pas à voir ce que la Sumerienne leur greffa derrière l’oreille gauche.

En plus d’être gênant parce que cela semblait bouger, et même se tortiller, c’était douloureux. Ils se sentirent rapidement pris de vertige et nauséeux.

Ce qui pour Will était déjà beaucoup mieux que la terreur sans nom qu’il ressentait sans pouvoir l’exprimer. S’il avait été dans son état normal, il aurait sans doute fallu que la vieille le course à travers toute la pièce. Sans compter qu’il avait une envie de hurler à la mort qui l’avait pris soudainement. Au lieu de cela, il restait assis, incapable de se redresser, un seau sur les genoux pour y vomir.

Esmelia n’était guère mieux.

À travers les gestes du prétendu médecin, et surtout une vague lecture psychique, Esmelia avait compris que leur état durerait environ trois ou quatre jourset que la shamane viendrait dans leurs quartiers pour régler leur implant peu après.

Esmelia en déduisit que si l’implant avait besoin de réglage, c’était au moins parce qu’il ne s’agissait pas de quelque chose de vivant, genre vermisseaux ou mille pattes psionique.

Esmelia n’avait jamais accepté la moindre modification corporelle. Elle avait dû se faire violence pour ne pas l’arracher lorsqu’elle s’était sentie en état de bouger à nouveau normalement.

Son organisme mit cinq jours à digérer la présence du corps étranger, mais les désagréments se firent tout de même ressentir durant les deux semaines qui suivirent.

La shamane tint parole. Six jours après l’implantation, elle vint dans ses quartiers pour opérer quelques réglages et y télécharger des données linguistiques.

— Votre ami a mis deux jours de moins que vous pour accepter l’implant, fit-elle remarquer.

Esmelia se demanda s’il s’agissait d’un reproche et ne répondit rien.

— Allez-vous assister à l’enterrement ?

— Quel enterrement ? demanda la Terrienne étonnée.

La vieille femme hésita un court instant.

— Copy est mort hier matin.

— Oh…

— Nous l’avons veillé chacun notre tour, toute la journée d’hier et dans la nuit. Son âme a rejoint celle de ses ancêtres bien-aimés.

Esmelia éprouva un pincement au cœur. Même si elle ne connaissait pratiquement pas le vieil homme, sa disparition l’attristait.

— Il avait une famille ?

— Les vieux voyageurs comme nous ont, depuis longtemps, perdus les liens avec leurs enfants… Quand nous ne les avons pas perdus eux-mêmes. Leurs descendants nous sont bien souvent étrangers.

— C’est triste.

— Il n’y a que les jeunes pour croire qu’ils peuvent fonder une famille tout en restant loin d’elle la plupart du temps… Jusqu’à ce qu’ils vivent leurs premières batailles.

— Comment est-il mort ?

La labirée ne comprit pas le sens de sa question. Certaines choses restaient intraduisibles.

Elle reformula sa question.

— A-t-il eu un accident ?

Ce qui n’aurait rien eu d’étonnant dans un pareil vaisseau. Depuis peu, c’était l’évacuation des eaux sales qui posait problème.

— Non. Nous nous attendions à ce qu’il décède. Quick est là pour l’accompagner jusque dans la mort s’il le faut, mais je ne pense pas que ce sera la décision de notre maître. Copy est né sur son précédent vaisseau. Il y a vécu toute sa vie, et il aurait souhaité y mourir. Cela n’a pas été le cas.

— Je croyais que Copy apprenait à Quick à diriger un vaisseau comme il l’a fait avec Grama… pour qu’elle succède à celui-ci.

— Rares sont les femmes commandant des vaisseaux. Seules celles qui sont prêtes à renoncer à leur vie d'épouse, de mère et à donner leur vie sans rien attendre en retour ont une chance d’accéder à ce poste. Quick semble avoir la vocation… même si elle est un peu jeune pour en être certaine.

— Elle a quel âge au fait ?

Elle sembla faire un calcul dans sa tête.

— Elle a l’âge d’être votre grand-mère, je pense.

Esmelia ignorait sur quelles équivalences physiques ou physiologiques elle s’appuyait pour affirmer cela, mais elle se dit que c’était tout à fait plausible.

— Quand même… D'un point de vue mathématique, cela veut dire que vous avez une espérance de vie de presque… quatre cents ans.

— J’imagine.

Esmelia comprit soudain qu’elle ignorait ce que pouvait représenter quatre cents ans. Pourtant la vieille femme la surprit lorsqu’elle ajouta :

— Parfois plus, mais le plus souvent moins.

— C’est ce qui arrivera si Baal décide qu’elle doit accompagner Copy ?

— Qui sait ?

Elle se souvint de ce que lui avait raconté l’ancien dieu.

— Il a demandé à Grama de se débarrasser de sa petite amie.

— C’est ce qu’il vous a dit ? s'étonna la vieille femme.

Elle semblait plus que dubitative.

Esmelia se demanda si finalement le sort de la traîtresse avait été pire ou meilleur que ce que lui avait décrit Baal.

— Sur Sumer, notre planète-mère, nous n’aimons pas les traîtres et nous ne leur pardonnons rien. Je sais ce qu’a fait Tiater. Elle nous a tous trahis. Elle a surtout trahi notre maître en le livrant à la merci de ses ennemis.

La vielle femme plissa les yeux jusqu’à ce qu’ils ne soient plus que deux fentes minces horizontales sur son visage bicolore.

Elle secoua la tête et eut un étrange sourire qui ne cacha rien de ses dents parfaites malgré son âge.

— Baal ne demande jamais à quelqu’un de tuer pour lui, dit-elle d’une voix grave. Il le fait lui-même, et dans le cas des traîtres, il envoie leur tête à leur commanditaire.

Esmelia ne s’en montra pas étonnée.

— Il a vraiment un problème avec les têtes qui ne lui reviennent pas, ironisa-t-elle.