Chapitre 18.3
Toutefois, accompagné de Grama, le Terrien avait pu jeter un coup d’œil à la Bouche se trouvant dans le collecteur de secours des déchets et des eaux usées. Il n’avait pu l’inspecter qu’un court moment. Sans plus de temps d'observation et de détail sur son utilisation, il en avait juste conclu qu’elle n’était pas faite pour être exposée aux montées brutales de température.
Cela n’expliquait pas toutes ses défaillances. Par exemple, sur les très grandes distances, elle n’envoyait plus les hommes ou les marchandises là où le destinateur le souhaitait. Les derniers à en avoir subi les conséquences étaient des membres du précédent équipage. C’était ce qui lui avait valu d’être reléguée dans le collecteur.
Comme l’avait expliqué Baal, le Portail fonctionnait au minimum de ses capacités, et au maximum de son état actuel. Comparé aux nombreux autres problèmes d’avaries auxquels ils devaient tous faire face, le dysfonctionnement de l'évacuation d’un collecteur d’ordures secondaire ne représentait pas une priorité.
Une fois le collecteur plein, la Bouche était normalement programmée pour le vidanger lorsque le vaisseau passait près d’un soleil. Les ordures étaient téléportées pour leur incinération, dans le meilleur des cas.
En règle générale, le recours à ce sas d’éjection était rare. De plus, d’après les membres de l’équipage chargés de l’entretien du vaisseau, il existait plusieurs systèmes d’ouverture du sas capables de remplacer le Portail. Bien sûr, c’était moins rapide et cela pouvait s’avérer plus dangereux pour un vaisseau qui avait dépassé la date limite d’utilisation.
Lorsque Will lui avait parlé du Portique, Esmelia avait d'abord douté du fait que le seul de ce genre à bord du vaisseau serve uniquement à évacuer des déchets. Ensuite, elle s’était dit qu’elle résonnait en Terrienne qui ignorait tout ou presque de la téléportation. Même les chercheurs de l’AMSEVE n’étaient pas parvenus à découvrir le mode de fonctionnement de leur unique téléporteur subspatial.
Lors de sa formation accélérée au voyage spatio-temporel, ils avaient expliqué qu’une technologie aussi avancée pouvait être la source de dangers encore inconnus. Outre le risque d’arriver avec des morceaux d’anatomie en moins, il y avait aussi celui de se retrouver imbriqué dans un corps étranger comme un mur en brique ou une armoire Ikeaxtraterrestre. Alors être envoyé dans un endroit inconnu, tant que l’on était entier et en bonne santé, était un moindre mal… Si on exceptait le fait d’être expédié dans un lieu sans air, un brasier, un océan d’azote, ou dans les profondeurs de l’espace, ou encore au beau milieu d’un combat de monstres préhistoriques.
Will n’avait aucune idée sur la manière de réparer le système de téléportation. Pour l’un des techniciens sumériens, celui-ci lui semblait particulièrement élaboré, sans commune mesure avec les téléporteurs du vaisseau. Il fallait de nouvelles pièces détachées. Depuis leur voyage sur Thœx’mar, il en avait une réserve grâce au nouveau Portail et à Will. Ce Portique était moins perfectionné que celui qui se trouvait dans le collecteur, mais il était en état de fonctionner.
En fait, Will n’était pas vraiment certain d’être pour quelque chose dans cette acquisition. Il était persuadé que Baal s’était joué de lui en se faisant prier pour se procurer le portail. Le chargement de tserarenium que Will n'avait jamais vu à bord du vaisseau tendait à le confirmer. Personne ne lui en avait parlé, bien sûr sur l'ordre de l'ancien dieu. Baal avait sûrement prévu d’acquérir le Portail ou le rentium, peut-être les deux, bien avant que Will ne lui en parle.
Le Drægan avait su bien avant lui qu’une Bouche était sur le marché et qu’elle pourrait fournir toutes les pièces de rechange nécessaires pour réparer celle qui se trouvait dans son vaisseau, ou bien qu’elle la remplacerait.
Will avait tenté à plusieurs reprises de lui en parler, mais à chaque fois qu’ils le croisaient dans un couloir, l'ancien dieu semblait toujours pressé, occupé et inquiet.
D'ailleurs, il ne leur avait pas adressé la parole depuis plusieurs jours. Il brillait par son absence aux dîners qui avaient toujours été des moments de civilité entre eux. Ensuite, lorsqu'Esmelia se rendait dans la cellule où Baal avait établi son havre de tranquillité et de recherches, soit elle trouvait la porte close, soit il se retirait dès son arrivée sans lui adresser le moindre mot et tout juste un salut de la tête.
Elle travaillait alors seule jusqu’à une heure avancée de la nuit artificielle. Traduire certains textes n’était pas chose aisée tant la langue était ancienne, constituée d'un mélange de grec ancien, de latin, sans doute d’araméen et quelques mots d’autres dialectes disparus et inconnus. Baal aurait pillé la Tour de Babel et ses millénaires de connaissances universelles que cela ne l’aurait pas plus étonnée que cela. Par ailleurs, elle se demandait ce qu’il en restait aujourd’hui dans la langue commune des Drægans.
Elle découvrit peu d’informations intéressantes sur eux dans les ouvrages de Baal. Leur civilisation était construite sur un assemblage de cultures de diverses origines, majoritairement non Terriennes, mais ayant tout de même des similitudes pour beaucoup d’entre elles.
Esmelia se demandait pourquoi Baal tenait tant à ce qu’elle s’instruise au sujet de son peuple. Elle aurait pu en apprendre plus rien qu’en observant un échantillon représentatif d’individus. Que souhaitait-il qu’elle découvre vraiment ? Qu’ils n’étaient pas étouffés par la fidélité ? Qu’ils étaient une espèce avide de conquête et de reconnaissance ? Qu’ils avaient colonisé quasiment tous les systèmes connus de la galaxie et exportés des millions d'être humains, sans doute aussi des animaux et des plantes venus de la Terre ?
Elle le savait déjà. Elle aurait préféré trouver des informations sur l'ancien dieu phénicien, mais elles étaient singulièrement absentes de ces écrits. En fait, tous les Baal en étaient absents comme s’ils en avaient été sciemment effacés, alors qu’elle y avait croisé quasiment les noms de tous les dieux, connus ou non, ayant été vénérés à un moment ou à un autre sur la Terre, et bien d'autres planètes de la galaxie.
*
À mesure que le temps passait, à bord du vaisseau, l'ambiance générale ne s’était pas arrangée. Au contraire. Les labirés avaient montré des signes d’agitation et donné l’impression de se préparer à une attaque imminente. Depuis que Will s’était opposé à leur maître au sujet de l’explosion de Craite et l’intervention d’Esmelia sur la passerelle de navigation, ils continuaient à les éviter comme la peste.
Elle y était habituée puisque depuis son arrivée à bord, elle ne leur avait pratiquement jamais parlé. Non par un sentiment de supériorité, mais par timidité. Eux-mêmes semblaient garder leurs distances avec elle comme s’ils sentaient quelque chose de dangereux en elle. Seule la femme médecin lui adressait encore la parole, et uniquement pour s’entretenir de sa santé.
Pour Will, c'était plus difficile, car il n’appréciait pas la solitude et qu’il était dans sa nature de se rendre utile. Lorsque les labirés avaient refusé son aide pour réparer les téléporteurs, il avait deviné que Baal leur avait donné de nouveaux ordres le concernant. Il s’était alors pleinement consacré à la tâche confiée par l’ancien dieu.
De son côté, Mead’ décida d’agir à sa façon. Choisissant un labiré de la Garde rapprochée du maître du vaisseau, elle rechercha des informations sur la situation dans son esprit en veillant à ce qu’il ne s’en rende pas compte. Elle découvrit que Baal se préparait pour un voyage. Elle laissa filtrer l’information dans la mémoire d’Esmelia.
Elle découvrit aussi que les labirés ne craignaient pas de rester seuls sur un vaisseau de guerre sans maître. Ils avaient reçu leurs ordres au cas où il ne rentrerait pas. Ce qui les inquiétait surtout, c’était de le savoir sans ses protections habituelles durant son voyage.
En fouillant un peu plus profondément, Mead’ apprit qu’en règle générale, sa garde personnelle ne se trouvait jamais loin de Baal. Une fois encore, ce n’était pas vraiment une découverte. Il s'agissait plutôt d'une confirmation.
Esmelia l’avait déjà remarqué lors de leur fuite du marché aux esclaves de Feloniacoupia.
Baal avait mis en place un plan de repli au cas où son séjour tournerait mal. À bord de cette épave volante, l’armement était l’un des rares postes à fonctionner pleinement. Et même si la moitié des navettes se trouvaient hors service, il en restait assez pour former une petite, mais redoutable, armada. En dernier recours, les labirés restés dans le vaisseau pouvaient intervenir et utiliser toutes les armes du bâtiment pour aider leur dieu et leurs compagnons sur le terrain. Ils avaient le droit de sortir l’artillerie lourde et de bombarder les cibles qu’ils jugeaient pertinentes.
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