Chapitre 26.1
Esmelia reprit conscience la tête en bas, la nausée au bord des lèvres. Du moins, ce furent ses premières impressions. Le temps de réaliser qu’elle était désorientée. En réalité, elle se trouvait debout, dans une navette spatiale conduite, au cœur d’un tunnel spatio-temporel, à destination d’un autre système planétaire, par un ancien dieu.
Secouée violemment, ses semelles magnétiques activées, elle tenait fermement des deux mains l’une des barres de sécurité fixées au plafond de la frégate pour ne pas perdre complètement l’équilibre.
Le petit vaisseau subissait vaillamment les courants spatiaux, mais il lui donnait néanmoins l’impression qu’il pouvait se désintégrer à tout moment. Rien de ce qui se trouvait à l’intérieur, excepté elle-même et le pilote, n’était silencieux. Un concert de cliquetis, claquements, tintements, sonneries et autres bips résonnait entre ses oreilles malgré son casque hermétique.
Le temps de le réaliser, le vaisseau regagna une stabilité à peu près normale. Ses organes aussi. Elle avait juste l’impression d’être passée dans une lessiveuse. Elle sentait la sueur couler dans son dos. La chaleur était anormalement élevée à l’intérieur du vaisseau, comme si celui-ci était trop près d’un soleil. Est-ce que cela pouvait arriver lorsqu’on empruntait des trous de vers ?
Elle remarqua immédiatement qu’elle avait encore changé de vêtements depuis leur départ. Baal aussi. Au moins, ils étaient parfaitement adaptés à la situation.
L’un et l’autre portaient une combinaison spatiale. Très différente de celles de l’AMSEVE. Elle était noire, épaisse comme une armure et plutôt élégante, à première vue. Un peu lourde à porter, certes, mais elle sentait qu’elle s’y habituerait facilement. D’autant plus qu’aucun de ses mouvements n’était entravé. Le casque avait une visière quasiment à deux cents degrés. Encore une technologie que les Drægans avaient dû emprunter quelque part, mais pas sur la Terre.
Tout son corps la faisait souffrir. En plus d’avoir un mal de crâne du tonnerre, elle ressentait des démangeaisons, des brûlures ou des piqûres sur ses mains, ses bras et ses jambes comme si elle s’était fait de vilaines griffures, voire quelques entailles plus profondes, ainsi que ce qu’elle supposa être des hématomes. Elle avait l’impression d’avoir participé à une formidable bataille, dont les armes contondantes comme le fléau, la masse d’arme ou la plommée n’auraient pas été absentes.
Elle n’avait qu’une envie retirer sa combinaison pour voir ce qu’il en était. Dans un vaisseau spatial « une pièce » en compagnie d’un représentant du sexe opposé, tout extraterrestre fût-il, cela frisait l’indécence, ou la provocation. Elle se rassura en se disant qu'elle ne devait rien à voir de cassé et se concentra alors sur autre chose. Sur le fait qu’une fois encore, elle avait laissé la place.
Quelque chose ou quelqu’un d’autre avait pris le relais dans son esprit et les commandes de son corps. Curieusement, elle en éprouvait un indicible trouble, et presque du regret d’être redevenue elle-même, Esmelia. C’était comme si elle se trouvait dans un costume, une enveloppe devenue trop étroite d'un seul coup. Elle ne pouvait pas l’expliquer autrement et cela l’effrayait plus encore que ses absences proprement dites. À moins que ce soit juste la combinaison spatiale qui lui fasse cet effet… Mais elle ne parvint pas à s’en persuader.
Comment sa propre personne, disparaissant au profit d’une autre entité, pouvait-elle lui sembler de moindre importance au point de regretter ce qu’elle aurait pu être d’autre ?
Deux êtres pour un même corps, c’était inconcevable. Elle ne pouvait être qu’une seule et même personne. Mais si les deux personnalités cohabitaient, alors elle devrait faire le nécessaire afin de les rassembler. Elle ne pourrait s’en sentir que mieux.
Dans le rêve qu’elle avait fait, du moins dans le second, elle était bien elle, Esmelia, même si ce n’était que d’âme. Elle savait que le mot « rêve » ne correspondait pas du tout au souvenir qu’il lui laissait. Elle avait le sentiment d’avoir réellement assisté à ce conseil. Nul rêve ne pouvait être aussi complet, aussi détaillé, et laisser une empreinte aussi puissante dans son esprit. C’était donc plus qu’un songe. Elle avait bel et bien assisté à la réunion des chanceliers Drægans.
Baal lui avait-il fait quelque chose pour qu’elle parvienne à un état de conscience inédit pour une Terrienne ? En avait-il fait son espionne ? N’avait-il pas expliqué à Will qu’une ijà'kô était bien plus qu’une garde du corps ? Et Baal, n’avait-il pas des pouvoirs, à l’instar de sa sœur, Circé, autres que ceux de ses semblables ? Des pouvoirs plus puissants lui permettant de manipuler la réalité de qui il le souhaitait ? L’avait-il manipulée, elle ? Ou bien était-ce simplement cette chose qu’elle portait en elle ?
Une autre secousse lui coupa le souffle et lui souleva le coeur à nouveau lorsque le vaisseau sortit de la bouche. C’était comme si quelqu’un venait de lui envoyer un coup de poing dans la poitrine pour l'envoyer au ciel tout en la ramenant brutalement vers le bas. Cela eut pour effet de la sortir immédiatement de ses pensées.
Par les écrans de la cabine de pilotage, elle vit plusieurs vaisseaux qui leur faisaient face. Ils étaient plus petits que la navette. Plus menaçants aussi, et sans doute plus armés.
Les écrans qui couvraient le pourtour du cockpit faisaient office de vitres et permettaient de voir exactement ce qu’il y avait à l’extérieur, et surtout ce qui s’y passait, aux bonnes distances et à l’échelle. Ce qu'elle observait n'était pourtant qu'une traduction visuelle de l'intelligence artificielle du vaisseau destinés aux êtres biologiques comme Baal et elle. Sans cela, elle n’aurait pas pu savoir que les vaisseaux les poursuivaient et comptaient bien leur tirer dessus soit pour les arrêter, soit pour les détruire. La seconde option lui sembla la plus évidente. Elle se demanda si, finalement, voir et savoir étaient de si bonnes choses en cet instant, et surtout en ce qui la concernait, car pour le pilote de la frégate cela ne faisait aucun doute. Lui seul pourrait les sortir de là.
En tous les cas, il n’y eut aucune sommation de la part des assaillants lorsqu'ils commencèrent à tirer. Elle pensa immédiatement à Amaterasu et à ses forces armées. La déesse en voulait à Baal. Officiellement pour la mort de son frère Susanoo, et peut-être un peu pour celle de sa disciple Ame No Uzume. Elle était du même sang que Susanoo. Elle se battrait jusqu’à la mort contre le dieu phénicien.
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