Chapitre 29.3
Will avait raison. Ce n’était peut-être pas ce qui se trouvait sur ces cartes qui importait, mais ce qui n’y était pas ou plus.
— Pour nous, les anciens Drægans, la Terre est devenue un souvenir presque oublié. Pour les plus jeunes, et pour les autres civilisations de la galaxie, elle n’est rien de moins qu’un Eldorado légendaire qu’ils rêvent de découvrir. Elle est une légende, un mythe.
— Ils risquent d’être bien déçus par leur Eldorado, fit-elle. Par ailleurs, je ne me fais pas l’effet d’un mythe.
Il sourit franchement. Son sourire n’avait rien de moqueur. Il semblait plutôt triste.
— Un mythe, je ne sais pas. Une énigme sans aucun doute. Je n’ai jamais eu connaissance de gwëfwyrëillyaw* fixant une somme faramineuse en échange de leur service et désigner son empresario, son maître. Saviez-vous, à cet instant, qu’il était l’individu le plus recherché de la galaxie ?
Il n'attendit pas sa réponse :
— Vous l’aviez ciblé intentionnellement, n’est-ce pas ?
— Possible.
Ce n’était qu’une petite partie de la vérité. Devinerait-il le reste ?
— Qu’espériez-vous de lui, ce jour-là ?
— Peut-être la même chose que vous aujourd’hui, fit-elle en le regardant droit dans les yeux.
Il cessa de sourire sans pour autant se montrer menaçant. Il était juste devenu sérieux.
— Que savez-vous de ma présence, ici ?
Elle décida de jouer cartes sur table, histoire de lui montrer qu’elle n’ignorait rien de ses intentions.
— Vous êtes venu l’interroger sur la menace potentielle aux portes de vos systèmes, lui demander d’aller à la chasse aux informations pour le Conseil et, peut-être, d’engager les forces qu’il est susceptible de posséder dans une bataille perdue d’avance afin de vous laisser le temps de vous replier dans un endroit où l’ennemi ne viendra jamais vous chercher. Ce qui est moins que certain.
Elle avait tapé dans le mille, mais il ne le montra pas. Il se contenta de l'observer un moment, plissant les yeux comme pour mieux la cerner ou déterminer si elle venait de lire dans ses pensées les plus profondes. Peut-être se disait-il aussi qu’elle était suffisamment bonne espionne pour avoir assisté à leur conseil sans qu’aucun d’entre eux ne s’en rende compte.
— Vous avez surpris une conversation lors de la réception à laquelle Baal et vous étiez invités ? lui demanda-t-il finalement.
Elle n’avait absolument aucun souvenir d’avoir assisté à une réception. Elle fit son possible pour ne marquer aucune surprise et conserver un visage serein.
Comme elle ne répondit rien, Teutatès reprit la parole.
— Jamais je ne lui demanderai cela, assura-t-il. Et si je le faisais, il refuserait sans même y réfléchir. Les miens le savent. C’est pourquoi ils ont préféré user d’un subterfuge.
— Un piège ?
— En quelque sorte.
— Quel est votre rôle ?
— Je dois le convaincre de recevoir une femme.
— Il va être ravi, ironisa-t-elle.
— D’autant plus qu’il s’agit de son épouse, ou plus exactement de sa compagne officielle.
Elle écarquilla les yeux. Celle-là, elle ne s'y attendait pas.
Une lueur d'amusement passa dans le regard de l'ancien dieu celte.
— Cela vous étonne ?
— Je ne l’imagine même pas… en couple.
— Il l’a pourtant été. Plutôt deux fois qu’une. La première, selon vos plus anciennes coutumes. Aussi surprenant que cela puisse nous paraître, il s'est uni à elle par amour. Lorsqu’elle est morte, il en a eu le cœur brisé.
— Himilce, fit-elle.
— Il vous en a parlé ? J’en suis étonné.
Encore une fois, elle préféra le laisser à ses suppositions. Elle se souvint de certaines paroles, durant le Conseil, adressées à Anat. C’était sans doute elle la seconde épouse… Elle posa tout de même la question.
— Anat, confirmaTeutatès.
— Vous allez le prévenir… Au sujet du piège ? lui demanda-t-elle
— Le devrais-je ? Si je le fais, il pourrait supposer que je le prends pour un idiot incapable de se protéger de ses ennemis. Je ne m’y risquerai pas. D’autant que ce n’est pas ce que je pense de lui.
— A-t-il confiance en cette femme ?
— Aucunement.
— Alors, nous n’avons rien à craindre pour lui, car il refusera quoi qu’elle puisse lui demander. Mais si c’était moi, je pense que j’aimerais être prévenue.
— « Nous » ? s’étonna-t-il. Je ne m’étais donc pas trompé. Vous tenez à lui. Vous attendez quelque chose de lui.
Cartes sur table.
— Son aide, admit-elle. Il est le seul à posséder un vaisseau capable de prélever la vie sur les planètes qu’il croise, ou de l’y semer. Il pourrait aussi transporter des millions de passagers en stase, peut-être des milliards.
— Vous voulez un vaisseau ? C'est surtout cela que vous recherchez ? Et pas un petit, apparemment. Vous ne désirez donc pas qu’il se batte pour vous ?
— Qu’il se batte, si c’est nécessaire, uniquement. Pour moi, non.
Il aura plus sûrement à se battre contre elle, la Tisseuse, songea-t-elle.
— Il aura besoin d’alliés. Pourriez-vous être l’un d’entre eux ?
Ce fut au tour de l'ancien dieu d'être surpris. Il réfuta néanmoins l'idée aussitôt :
— Jamais de la vie ! La question ne se posera même pas, car il refusera votre mission aussi. Il est beaucoup trop indépendant pour se lancer dans une quelconque quête ou mission, surtout si des vies doivent dépendre de lui, de ses choix… Plus encore si elle est perdue d’avance.
— Qu’en savez-vous ?
— Déjà, il n’a pas d’autres vaisseaux que celui-ci, d’après ce que j’en sais. Un vaisseau qui tombe en ruines. Ensuite, il n’est plus Drægan à se battre comme il le faisait dans sa jeunesse.
— S’opposer à tout ce qu’on lui demande semble être un principe chez lui.
— Je ne le sais que trop bien.
— Alors, pourquoi êtes-vous venu ?
— Les occasions de voir un ami sont rares dans la galaxie.
— Un ami ? J’ignorai que les Drægans avaient des amis.
— Croyez-le ou non, pour moi, il est ce qui s'en rapproche le plus.
Elle pointa du doigt le gros cahier relié posé sur la table, entre eux, pour le désigner :
— D’après ce que j’ai pu lire, les mots « ami », « amitié », ou encore « fidélité » et leurs synonymes vous sont étrangers.
— Voudriez-vous en savoir plus sur nos guerres ? Sur les motifs qui les ont faites naître ?
— Pour les motifs, c'est assez facile. Je peux vous en citer une liste : envie désir, ambition, convoitise, cupidité, jalousie, vénalité, voracité, instinct de chasse, soif de pouvoir... La liste est longue.
Il hocha la tête :
— Pas totalement faux, admit-il sur un ton ironique. Avez-vous lu quelque chose, dans ces écrits sur la part de responsabilité de notre hôte dans au moins l’une de ces guerres ?
— Pas que je sache, avoua-t-elle.
— Et pourtant…
Il réfléchit un moment sur la manière d'aborder le sujet.
— Vous savez, pour nous, et la plupart des civilisations de cette galaxie, vous êtes une Gaïenne, et non une Terrienne. Je vous ai dit que la Terre était un mythe. En vérité, c’est Gaïa qui l’est. Peu de Sapiens, d'Intells la connaissent sous le nom de « Terre » dans cette partie de la Galaxie.
— Gaïa, la première déesse.
* gwëfwyrëillyaw (mot inventé en partie) = entre esclaves saisonniers et travailleurs manuels, saisonniers (concept inconnu sur la Terre. Quoi que, parfois, dans certains cas, on pourrait se poser la question...).
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