Chapitre 4
Léandre se réveilla en sursaut, son souffle court, le cœur battant à un rythme affolé. Les murs de sa chambre semblaient plus sombres qu’à l’accoutumée, comme si la lumière du matin peinait à percer à travers les rideaux tirés. Il resta un moment immobile, les yeux fixant le plafond, écoutant le silence de l’appartement. Tout paraissait figé, comme si le monde autour de lui s’était arrêté. Il passa une main sur son visage moite, ses doigts rencontrant une fine pellicule de sueur. Il avait encore rêvé de Lise.
Dans son rêve, elle marchait lentement dans une forêt. Ses pieds nus s’enfonçaient légèrement dans un sol boueux, et ses vêtements, une robe blanche, semblaient s’effacer à mesure qu’elle avançait. Les arbres autour d’elle étaient étranges, leurs branches tordues, étirées vers le ciel comme des bras implorant. Elle murmurait quelque chose que Léandre ne parvenait pas à saisir, mais une phrase s’était gravée dans sa mémoire, nette, implacable :
"Tu dois comprendre, Léandre. Elle regarde. Mais elle n’attendra pas éternellement."
Il se redressa lentement dans son lit, cherchant à calmer le martèlement de son cœur. Ces rêves devenaient de plus en plus vivants. Ce n’était pas seulement la présence de Lise qui le troublait : il y avait quelque chose d’autre, une sensation diffuse qu’il ne parvenait pas à nommer. Une ombre qui pesait sur lui, invisible mais bien réelle.
Après avoir préparé un café, Léandre s’installa dans son fauteuil près de la fenêtre. Le salon était baigné dans une lumière grise, tamisée par les nuages épais qui recouvraient la ville. À l’extérieur, il pouvait entendre les gouttes de pluie s’écraser doucement contre le rebord de la fenêtre. Par moments, le bruit lointain d’une voiture qui passait dans les rues mouillées se mêlait à celui des gouttes, créant un fond sonore apaisant.
Sur la table basse, le livre l’attendait. Sa couverture noire semblait plus sombre dans cette lumière. Léandre tendit la main, hésitant un instant avant de le prendre. Le cuir vieilli sous ses doigts était froid, presque désagréable. Il l’ouvrit lentement, comme si l’ouvrage pouvait lui révéler quelque chose qu’il n’était pas prêt à entendre.
Il feuilleta quelques pages jusqu’à tomber sur un chapitre qui attira immédiatement son attention. Les mots décrivaient une procession dans la vallée. Il lut d’abord en silence, mais les phrases avaient une telle cadence qu’il se surprit à les murmurer à voix basse.
"Ils marchaient en silence, leurs silhouettes avalées par l’obscurité. L’un après l’autre, ils se dirigeaient vers le lac sans nom, attirés par une force invisible. Ceux qui hésitaient étaient abandonnés, leurs ombres s’attardant derrière eux comme des échos déchirés."
Léandre s’arrêta, sa voix vacillant légèrement sur la dernière phrase. Une annotation dans la marge attira alors son attention. L’écriture, fine et tremblante, semblait gravée dans le papier :
"Le lac les prend tous. Seule l’ombre reste."
Un frisson le parcourut. Ces mots, bien que simples, semblaient porteurs d’une vérité qu’il ne pouvait ignorer. Il passa machinalement un doigt sur l’encre, qui semblait ancienne, mais toujours nette. En tournant une nouvelle page, un objet glissa de l’ouvrage et tomba sur ses genoux.
C’était une feuille. Elle était fine, presque translucide, mais d’un noir si profond qu’elle semblait absorber toute la lumière autour d’elle. Léandre la prit délicatement entre ses doigts, mais un picotement étrange le fit sursauter. La sensation n’était pas douloureuse, mais elle était désagréable, comme une charge statique qui courait le long de ses doigts. Il posa la feuille sur la table basse, incapable de la regarder plus longtemps.
Les rêves de Lise continuaient à hanter Léandre, devenant chaque nuit plus intenses. Mais c’est en feuilletant à nouveau le livre qu’il tomba sur une illustration qui raviva des souvenirs enfouis. Elle représentait un arbre immense, aux racines épaisses s’enroulant autour de rochers. Sur son tronc, une gravure complexe était dessinée, des lignes entrelacées formant un motif hypnotique.
L’arrière-plan lui sembla familier. Un parc. Il plissa les yeux, tentant de mieux discerner les détails. C’était le parc de son enfance, un lieu où il jouait souvent avec Lise. Il en était certain.
Léandre enfila une veste et sortit, le livre dans son sac. La ville était encore enveloppée de cette grisaille humide, les rues luisant sous l’effet de la pluie récente. Les trottoirs étaient glissants, et l’odeur âcre du bitume mouillé emplissait l’air. Les passants se pressaient sous leurs parapluies, le regard baissé pour éviter le vent.
Arrivé au parc, une étrange sensation l’envahit. Le lieu semblait inchangé, mais quelque chose dans l’atmosphère était différent. L’air était plus froid, presque immobile. Pas de cris d’enfants, pas de chants d’oiseaux, seulement le bruissement léger des feuilles agitées par le vent.
Il suivit l’allée principale, ses pas résonnant faiblement sur le gravier humide. Le bruit de ses chaussures s’estompait à mesure qu’il approchait d’une partie plus isolée du parc, où les arbres formaient une sorte d’arche naturelle. Et là, au centre, il trouva l’arbre.
Il était encore plus grand que dans son souvenir. Ses racines, épaisses et noueuses, semblaient s’accrocher désespérément au sol. Sur son tronc, la gravure. Exactement comme dans le livre. Léandre s’approcha lentement, posant une main tremblante sur l’écorce rugueuse. Il plissa les yeux pour lire une inscription gravée sous le motif. Les lettres, bien qu’usées par le temps, étaient encore lisibles :
"À ceux qui cherchent, à ceux qui marchent entre l’ombre et la lumière."
Il recula d’un pas, le cœur battant à tout rompre. Cette phrase. Elle était identique à celle inscrite à la première page du livre.
Léandre resta figé devant l’arbre, son esprit tournant en boucle. Comment était-ce possible ? Était-ce une coïncidence ? Le livre décrivait-il quelque chose qu’il connaissait déjà inconsciemment ? Ou bien…
Il ne termina pas sa pensée. Une sensation de malaise l’envahit, comme si le sol sous ses pieds s’était légèrement dérobé. Il recula de quelques pas, jetant un dernier regard à la gravure avant de quitter précipitamment le parc.
De retour chez lui, il posa son sac sur le sol, sortit le livre, et l’ouvrit instinctivement à une page déjà lue. Une nouvelle annotation l’attendait, écrite dans cette même écriture tremblante :
"Elle veille. Vous n’êtes plus seul."
Léandre referma le livre brusquement, ses mains moites. Cette fois, il en était sûr : le livre n’était pas un simple objet. C’était un lien. Un avertissement. Une porte vers quelque chose qu’il ne comprenait pas encore.
Annotations
Versions