Chapitre 2 : Proposition indécente

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Gwendoline regarde son compte en banque, à la limite du rouge. Voilà cinq mois qu’elle tire sur la corde de sa bourse, acceptant tous les shootings rémunérés qu’on lui propose sans se plaindre, même lorsque le projet est à chier. Elle est déjà bien contente qu’on la contacte encore, malgré sa convalescence d’avant l’été. Mais maintenant elle va mieux, ce qui n’est plus le cas de ses finances.

Enfin, elle va mieux… elle va.

Physiquement en tout cas. Moralement c’est une autre histoire.

Et voir son compte bancaire toujours aussi peu garni ne lui permet pas de retrouver le sourire. L’inquiétude la ronge chaque jour un peu plus. Pourtant son agente parisienne, Jeanne, fait ce qu’elle peut pour la booker et augmenter ses revenus. Et elle continue les séances photos en collaborations, même si elle n’y gagne rien, hormis le plaisir de travailler avec des photographes aussi éclectiques que talentueux. Ses séances sont toujours pour elle source de créativité et de lâcher prise, car l’absence de cahier des charges lui offre une liberté qu’elle a perdu dans d’autres domaines. Lorsqu’elle était masseuse érotique, l’abondance financière et l’autonomie dont elle disposait pour gérer son emploi du temps lui permettaient de profiter de la vie à sa façon, sans avoir de compte à rendre.

Aujourd’hui, si elle veut percer comme modèle photo professionnelle, elle est soumise aux injonctions et aux désidératas des agences et clients souvent très exigeants et capricieux. Pas plus tard que la semaine dernière, l’un d’entre eux avait demandé à ce qu’elle se coupe les cheveux. Elle avait accepté à contrecœur de couper sa chevelure argentée, qui lui arrivait alors sous les épaules, pour un carré plongeant dégradé, de peur de passer pour une mijaurée et d’être reléguée au second plan. Jamais, dans son ancien travail, elle n’aurait accepté qu’on décide à sa place de ce qu’elle devait faire, dire, porter ou de la façon dont elle devait se coiffer. Malgré le soulagement inévitable qui avait suivi sa décision d’arrêter la prostitution, elle regrettait parfois d’être un peu devenue une marionnette.

Le problème, c’est que son plan ne marche pas. Sa nouvelle carrière ne prend pas l’envol qu’elle espérait en larguant son job si lucratif de masseuse érotique. Tous les jours, elle pense à y retourner, et tous les jours, elle prie pour un miracle en renonçant à cette option. Tant que l’argent rentre suffisamment dans les caisses pour éviter la banqueroute, elle reste convaincue qu’elle doit suivre son plan et persister. Il faut qu’elle tienne encore un peu.

La campagne Dove est toujours dans les startings-blocks mais comme tous les projets publicitaires, il y a des contretemps, des impondérables et le lancement a déjà été retardé trois fois. Jeanne lui a assuré que c’était toujours sur les rails et qu’il fallait qu’elle continue à accepter tous les shootings qu’on lui proposait pour faire croître sa visibilité et gagner en expérience.

En outre, la jeune femme est à présent inscrite dans deux autres agences, une de la région nantaise, et une autre de Bretagne. Ces dernières avaient été attirées par son profil atypique, par son style original qu'elle continue d’arborer avec fierté : cheveux argentés naturels et nombreux tatouages.

Repérée lors de ses récentes apparitions publicitaires dans la presse papier pour des marques de vêtements bas de gamme, Gwendoline s’accroche. Elle est à l’affût de toutes les nouvelles opportunités, épluche consciencieusement les propositions d’emploi sur les sites dédiés, renouvelle régulièrement ses photos dans ses agences et participe à des opérations évènementielles, armée de son book papier, afin de se promouvoir par elle-même.

C’est une bonne élève, investie et bûcheuse. Déterminée et optimiste, elle a toujours envie d’y croire, même si elle constate qu’au fond, son enthousiasme n’est plus le même qu’il y a quelques mois.

Notamment depuis l’ « histoire ».

Quand elle reparle de l’ « histoire » à Véronique, la thérapeute qu’elle voit depuis plus d’un an, Gwendoline ne peut jamais retenir ses larmes bien longtemps. Ces dernières finissent inexorablement par lui échapper, tant l’ « histoire » lui a fait mal. Tellement mal. Dans sa tête, dans son cœur, dans son corps, dans sa vie. La blessure est encore fraîche et aucun baume ne semble vouloir l’apaiser. Ni l’amour de sa fille, ni le soutien de Manuella, ni la dévotion de sa mère. Et sûrement pas son compte à sec.

Sa mère lui avait gentiment proposé de l’aider financièrement en cas de besoin. Mais Gwendoline aimerait s’en sortir seule. Malgré tout, cette proposition lui avait fait plaisir et elle s’en veut à présent de l’attitude froide et distante qu’elle avait eue envers sa mère au cours de ces dernières années.

Sa mère, toujours sur le quai, prête à la ramasser après ses échecs sentimentaux et Dieu sait s'ils avaient été nombreux. Sa mère, à qui elle en avait tellement voulu à une époque, mais qui, aujourd’hui, lui est d’une aide précieuse.

Depuis son séjour à l’hôpital, sa mère avait tout fait pour la soutenir, se montrant disponible et attentionnée. Gwendoline n’arrive même plus à en vouloir à cette figure maternelle dont elle commence à apprécier la présence rassurante et protectrice. Comme si, après des années d’incompréhension, les deux étrangères qu'elles avaient été l'une pour l'autre, avaient enfin réussi à parler la même langue. Elles se ressemblent toutes les deux finalement, pense Gwendoline, blasée, les yeux toujours rivés sur l'écran de son MacBook. Deux femmes abîmées par la vie, ballottées par les évènements, qui n’avaient eu de cesse d’essayer de lutter pour survivre. Deux femmes qui n’avaient jamais réussi à trouver l’amour.

Car à présent, Gwendoline en est convaincue, elle finira seule, comme sa mère. Sa plus grande peur se réalisera, telle une sombre malédiction contre laquelle elle ne peut rien. Et cette perspective ne l’effraie même plus. Si elle avait, un temps, voulu vivre la vie idéale au bras d’un prince charmant, elle se rend compte aujourd’hui que ce qu’elle désire le plus, c’est juste la paix. Ne plus souffrir et continuer, coûte que coûte. Avancer, terminer ce qu’elle avait commencé, éduquer sa fille et advienne que pourra. Le reste n’a plus grande importance. Le principal, c’est son rôle de maman, le seul qu’elle avait réussi à tenir à peu près correctement jusqu’à aujourd'hui. Le reste, les hommes, l’amour, la carrière glamour et la réussite personnelle, peu lui importe désormais. Refroidie par ses ambitions professionnelles qui ne lui apportent pas la satisfaction qu’elle espérait, et par l’échec de sa romance avec le beau Breton, elle ne vise plus aussi haut, à présent. Ne pas finir à la rue serait déjà une bénédiction.

Sa santé est encourageante, bien que toujours fébrile, mais sa mémoire a tendance à lui faire défaut, saturée de tout ce qu’elle doit gérer seule au quotidien. La jeune femme oublie tellement de choses, obnubilée par ses inquiétudes dévoreuses de matière grise, que cela la perturbe de plus en plus. Il y a des cas d’Alzheimer dans sa famille. Elle a parfois peur de devenir maboule. Surtout lorsqu’elle se rend compte qu’elle oublie de payer des factures importantes, enchaînant les relances salées, ou qu’elle doit tout noter dans son agenda, y compris d’aller faire ses courses, sous peine que cela passe à la trappe et de retrouver le réfrigérateur vide.

C’est incroyable d’ailleurs de constater avec quelle facilité elle oublie de prendre un rendez-vous chez le dentiste, le garagiste ou l’ophtalmo, quand lui ne quitte jamais son esprit. Pourtant, elle est au clair avec elle-même : l’amour est une chimère à laquelle on ne l’y reprendra plus… Elle ne prononce même plus son prénom, hormis chez sa thérapeute. Elle a effacé ses messages, tiré un trait sur les souvenirs, bloqué son Facebook, son Instagram, son Twitter.

Elle voudrait oublier. Seulement oublier.

En soufflant bruyamment, Gwendoline clôt son compte virtuel sur l’écran de son ordinateur à l’instant même où son téléphone se met à sonner. Numéro inconnu. Elle décroche :

— Allo ?

— Bonjour, mademoiselle. Excusez-moi de vous déranger. Je m’appelle Alexandre et j’avais vu votre annonce, il y a quelques mois de cela, sur un site d’escorting. J’avais relevé votre numéro, mais à l’époque je n’ai pas osé vous appeler car je n’étais pas prêt à … franchir le cap.

La voix masculine est douce et agréable, polie et respectueuse. Comme l’était souvent celle de ses clients, habitués ou non.

— Je vois. Mais vous m’appelez avec un numéro masqué et je ne peux pas discuter avec vous ainsi. Il faut me contacter avec un numéro personnel affiché, s’il vous plaît.

— Je comprends, bien sûr. C’est mon numéro de travail mais, si vous le permettez, je vous rappelle dans la foulée avec mon numéro privé et celui-ci sera visible.

— D’accord.

— Je vous recontacte de suite.

Elle sait qu’il ne le fera pas. Ils ne le font jamais. Trop peur. Encore un homme marié qui a la trouille de lui donner ses coordonnées et de se faire harceler après coup. Elle sait très bien qu’en lui demandant cela, l’homme qui veut s'encanailler abandonnera.

À peine a-t-elle le temps de terminer son raisonnement que le téléphone sonne à nouveau. Numéro démasqué non enregistré dans son répertoire.

Bon.

Elle décroche, curieuse.

— C’est à nouveau Alexandre. Je vous appelle avec mon numéro personnel. Est-ce que celui-ci apparait bien ?

— Oui, tout à fait.

— D’accord. Comme je vous le disais, j’avais repéré votre annonce il y a quelques mois, mais je n’ai jamais eu le courage de faire appel à vos services à l’époque, et lorsque j’ai voulu prendre contact avec vous, l’annonce avait disparu. Est-elle toujours d’actualité ?

Gwendoline hésite. Il a l’air vraiment gentil et son compte en banque crie toujours à l’aide.

— Non, effectivement, en théorie, elle ne l’est plus… mais je travaille encore sporadiquement avec les personnes que j’ai eu l’habitude de voir par le passé. C’est rare, mais ça arrive.

Ce qui était vrai au demeurant. Elle avait revu trois réguliers au cours des cinq derniers mois, car dans sa tête, ce n’était pas vraiment du travail, même s’ils l'avaient rémunérée comme d’habitude. Une entorse qu’elle avait justifiée par le fait que sa fille avait besoin de vêtements neufs pour la rentrée scolaire. Et puis, c’étaient des habitués de très longue date, cela ne comptait pas.

— Nous ne nous sommes jamais rencontrés, précise-t-il pour éclaircir un doute qu’il semble y avoir. Je ne suis encore jamais venu vous voir.

— Oui, j’avais bien compris. C’est une première pour vous, j’imagine ?

— Effectivement. Mais si vous ne travaillez plus, je ne vais pas insister. Votre profil m’avait beaucoup plu mais je suis arrivé trop tard apparemment.

— C’est vrai que j’ai arrêté mon activité, explique-t-elle alors que cela n’est pas nécessaire.

Parler pour ne rien dire, son nouveau passe-temps ?

Pourquoi prolonge-t-telle la conversation ? Peut-être parce qu’elle aime entendre sa voix et qu’il semble gentil. Et parce que cela détourne son attention de ses problèmes d’argent. De ses problèmes tout court. En vertu de ses nouvelles résolutions, elle devrait pourtant abréger la communication une bonne fois pour toutes.

— Même si vous ne travaillez plus, je tiens à vous féliciter pour vos clichés sur l’annonce, j’avais fait plusieurs screens et je vous trouve superbe.

— Merci à vous, c’est adorable. Je suis modèle photo, ça aide à faire de belles images.

3615jeracontemalife, ne quittez pas !

Elle ressemble de plus en plus à sa mère, décidément. Cette dernière souffre d’un réel problème de logorrhée et ne peut s'empêcher de tenir la grappe à n'importe quelle personne s’intéressant un peu à elle. Parler trop et tout le temps, presque sans s’arrêter, pour occuper l’espace, le vide, et s’oublier soi-même.

— D’accord, je comprends mieux alors, rebondit-il. Et cela ne m’étonne pas du tout, vous êtes resplendissante.

Flatteur.

— C’est gentil.

— Non, c’est sincère.

Si vous le dîtes…

— Vous savez… je peux faire une exception… propose-t-elle, en se balançant sur sa chaise.

Ben voyons. La fameuse exception qui confirme la règle. Ce ne sera que la quatrième…

— De quel ordre ?

— Eh bien, vous vouliez un rendez-vous pour un massage érotique et j’ai un peu de disponibilité cette semaine…

Un peu ? C’est un euphémisme. Ton agenda est presque aussi vide que ton compte en banque.

— Vous seriez prête à m’accueillir pour un massage ?

— Ça peut se faire, oui, si vous êtes toujours partant, répond-elle en jouant machinalement avec son crayon.

— Quelles sont vos conditions ?

— J’ai l’habitude de proposer deux prestations. La première est à cent vingt euros, c’est un moment de relaxation qui se termine par une finition manuelle, une masturbation donc. Cela dure une heure environ. La deuxième est un peu plus complète. En plus du massage, il y a un rapport sexuel et la prestation est plus longue, bien évidemment. Elle est à deux cent euros.

— Je vois.

Il semble hésitant…

Merde. Il va se désister.

… Avant de reprendre le fil de la conversation :

— Puis-je vous demander quelque chose ?

— Bien sûr.

— Feriez-vous la nuit entière pour deux mille euros ?


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