Chapitre 8 : Les reliques

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Le vendredi, en fin d'après-midi, en rentrant de sa séance de thérapie, Gwendoline trouve la maison déserte. Emma est partie en week-end chez son père à la sortie de l'école. Mais, comme si elle avait eu peur que sa mère l’oublie, elle a laissé sa trace disséminée un peu partout dans la maison.

Son bol de petit déjeuner est toujours sur la table de la cuisine, à côté de ses céréales ouvertes et du lait qui a tourné, au vu de l’odeur que renifle Gwendoline lorsqu’elle met le nez dedans.

Beurk ! Évier, poubelle.

Ses chaussures de sport gisent en vrac sur le tapis du salon, sa casquette est posée sur le bras du canapé et, à coup sûr, ses vêtements de la veille doivent traîner par terre dans sa chambre, au lieu d’être dans le panier à linge sale. Depuis sa rentrée des classes en dernière année de primaire, la chambre de sa fille est un tel capharnaüm que la mère n'ose même plus y mettre les pieds.

Ça sent l’arrivée de l’adolescence à plein nez, cette histoire.

Tout en soufflant de lassitude, la mère se plie à une séance de nettoyage en règle, oubliant que son week-end solo a commencé et qu'elle pourrait en profiter pour sortir voir du monde. Mais Manuella travaille ce soir et aucun film à l'affiche en ce moment ne lui donne envie de ressortir pour se faire une toile en tête à tête avec elle-même.

Elle doit bien reconnaître que Véronique a raison. Elle souffre, elle est malheureuse et de plus en plus déprimée. Les tâches ménagères ont remplacé les sorties en dehors de son cocon, lui évitant de nouvelles interactions avec le monde extérieur, qu'elle a tendance à fuir pour se prémunir d'éventuelles déconvenues. Si c'est pour se retrouver nez-à-nez avec des couples énamourés, s'enlaçant et se bécotant sous ses yeux envieux, elle préfère s'abstenir.

Après sa séance de rangement, qui lui a donnée envie de clouer sa fille au pilori devant tant d'ingratitude et de fainéantise, Gwendoline se prépare un encas. Elle remonte avec dans sa chambre, grimpant attentivement les marches de l’escalier, sur lesquelles traînent un capuchon de stylo bille, un DVD de Kaamelott et une chaussette solitaire. Avec son plateau garni de fruits et d'un pot de fromage blanc, Netflix et le dernier tome d'Outlander, elle aura de quoi faire pour oublier sa tristesse durant la soirée.

Tandis qu'elle s'installe confortablement pour chiller, elle repense aux propos de Véronique qui résonnent toujours dans son esprit très actif. Le doute s’immisce de plus en plus en elle. Et si sa thérapeute pleine de bon sens avait raison ? Si l’heure d’ouvrir cette lettre était arrivée ? Et si elle avait eu tort ?

La curiosité démange la jeune femme autant que la culpabilité la ronge, désormais.

— Véronique, vous êtes infernale, vraiment ! s’esclaffe-t-elle.

Gwendoline se résout à fouiller dans son tiroir, où elle jette en vrac ce qu’elle souhaite conserver. Comme attendu, au milieu de son bric-à-brac habituel, elle retrouve son ancien journal intime, celui dans lequel elle avait glissé le message d’Erwann.

Mais alors qu’elle s’en saisit, ses yeux sont distraits par un petit bout de lien noir, qui dépasse de sous une pile de photos écornées. Elle reconnaît la ficelle, la tire et récupère le petit objet, création artisanale d’un autre temps. Le temps des promesses et de l’avenir heureux.

Le bracelet. Le Breton le lui avait fabriqué et donné juste avant son retour vers Nantes, avant que les choses ne se dégradent. Elle avait trouvé cela si touchant qu’elle en était restée interdite. À ce moment-là, à ses yeux, la valeur de l’objet était inestimable. Un présent fait main, confectionné avec des coquillages patiemment ramassés sur la rive, en bas de la villa du Breton. Les petites coquilles vides avaient été assemblées avec doigté et minutie. Mais le plus important, ce bijou lui avait été offert accompagné d’une intention romantique comme elle n’en avait jamais connue auparavant.

Elle le tient au creux de sa paume, le soupèse puis s’en débarrasse en le jetant dans le tiroir en bazar, comme si son contact l’avait brûlée.

À la place, elle attrape son ancien journal intime dans lequel se trouve la missive. L’enveloppe est toujours intacte, elle n’a pas été décachetée depuis le jour où elle a atterri dans sa boîte aux lettres. Elle la retourne et lit l’expéditeur : Erwann Le Bihan. Rien qu'en le lisant, un sourire se dessine sur ses lèvres. Elle saisit son coupe-papier, le glisse et tire d’un coup sec.

Le moment de vérité.

« Camaret-sur-Mer, le 25 mai 2022,

Gwen,

Je profite de ton anniversaire pour t’écrire, non pas pour te le souhaiter car je pense que tu t’en fiches pas mal, mais pour te dire ce que j’ai sur le cœur.

J’ai préféré laisser passer un peu de temps dans l'espoir d'apaiser les tensions qu’il y a eu entre nous.

J’imagine que ton ressentiment est toujours présent. J'aimerais croire que c’est de l’histoire ancienne, mais j’ai peur que cela ne soit pas aussi simple.

Je sais combien tu as été en colère. Couper tous les contacts avec moi m’a fait comprendre l’ampleur de la situation.

J’ai vraiment déconné, et depuis que j’ai compris le mal que je t’ai fait. Cela me hante. Je ne peux plus me regarder dans la glace, je me dégoûte d’avoir été lâche, de t’avoir abandonnée alors que tu avais besoin de moi.

Je ne sais pas si tu prendras connaissance de ces mots, la lettre partira peut-être à la poubelle avant d’être lue, mais chaque phrase que j’écris est la vérité.

Peut-être ne me croieras-tu pas, mais je suis complètement et désespérément amoureux de toi. Je me souviens combien tu détestes les déclarations d’amour, mais je ne peux pas écrire autre chose.

Gwendoline lève les yeux au plafond en soupirant. Non, elle ne déteste pas les déclarations d’amour, c’est juste qu’elle n’y a jamais cru.

Depuis notre tout premier shooting, je suis fou de toi. Je crois que je t’ai aimée avant même de te rencontrer et de découvrir quelle magnifique personne tu étais. Chaque jour, je t’ai aimée un peu plus. À chaque minute passée à tes côtés, je suis tombé un peu plus amoureux de toi.

J’aurais aimé te faire l’amour, pas tant pour le plaisir charnel que pour m’unir à toi, pour être au plus près de toi, pour t’appartenir, et que tu m’appartiennes.

Mais je ne regrette pas de m’en être abstenu, car je ne voulais pas précipiter les choses avec toi. Tu méritais ce qu’il y avait de meilleur et ce que je pouvais t’offrir de meilleur, c’était mon respect.

J’aurais pu attendre des mois, quitte à en devenir fou, juste parce qu’être à tes côtés me suffisait . Cela me suffisait presque de te regarder, de te prendre dans mes bras, de t’embrasser. Tout le reste n’a été que du bonus. Un bonus merveilleux, qui m’a rendu plus heureux que je ne l’ai jamais été.

Je t’ai regardée dormir, je t’ai regardée rire et je t’ai écoutée pleurer. Tes larmes m’ont brisé le cœur et aujourd’hui, ta colère me brise le cœur encore plus.

Je ne sais plus quoi faire, je ne sais plus quoi dire.

J’attends seulement que l’orage passe, si jamais il passe un jour.

J’attends juste un signe de toi, une main tendue, un pardon.

Je ne pourrai pas réécrire le passé, je ne peux que demander à l’avenir de se montrer clément avec moi, avec nous, et que notre histoire ne se termine pas là.

Tout peut continuer entre nous Gwen. On peut reprendre là où les choses se sont arrêtées.

Je ne referai pas les mêmes erreurs. J’ai beaucoup de défauts mais j’espére que ma connerie a ses limites.

P.S : Je ne vois plus Quentin. Notre dernière altercation a été violente et j’ai tiré un trait sur notre amitié. Elle m’a couté la femme que j’aime, c'est suffisant pour couper les ponts. Parce qu’au cas où tu ne l’aurais pas bien lu, tu es la femme que j’aime.

Ces mots-là, je te les dirais de vive voix si j’ai la chance de te revoir un jour.

Un con qui t'aime »

Elle relit la lettre manuscrite à cinq reprises, avant que le papier ne soit trop détrempé par ses larmes pour recommencer une fois de plus.

Elle sait qu’il est sincère. Elle le sent.

Elle sait qu’il regrette. Elle le croit.

Elle regarde son journal intime, celui dans lequel elle se confessait au temps de ses amours naissantes, en avril dernier. Sa jolie couverture liberty lui plaît toujours autant. Son journal actuel n’est pas aussi joyeux, noir et sans fioriture, mais il reflète bien son humeur du moment. Car le pauvre recueille depuis des mois ses lamentations et ses regrets plutôt que ses moments de joie et de gratitude.

Elle feuillette cette ancienne version d’elle, heureuse et épanouie et lit quelques passages situés vers la fin, avec nostalgie. Notamment le texte qu’elle avait écrit juste après leur soirée sur le bateau-péniche. C’est là qu’Erwann l’avait embrassée pour la première fois. Elle remarque qu’à cette simple pensée, les papillons dans le ventre sont de retour, virevoltant en elle, emportés par le tourbillon de ses souvenirs.

Puis elle revient encore en arrière, au début de son joli cahier et ouvre la page où il y a écrit, en haut : « Mon homme idéal ». Ses souhaits datent du réveillon du vingt-quatre décembre, pourtant elle s’en rappelle comme si c’était hier. Elle était seule ce soir-là, sa fille ayant passé Noël chez son père.

Elle se souvient de la séance de thérapie avec Véronique, le sentiment de plénitude et de confiance qui en avait découlé, et l’enthousiasme avec lequel elle avait rédigé son texte. Après un instant d’hésitation, elle se laisse tenter par sa relecture.

« J’attire à moi un homme grand (au minimum 1m85), avec une silhouette longue et massive. Un beau brun aux yeux noisette, barbu et tatoué, athlétique et costaud, rassurant et protecteur. Et puis drôle, gentil et généreux. Un homme installé à son compte, avec un revenu confortable, une grande maison avec piscine et une situation personnelle claire. En gros : célibataire et prêt à s’engager.

Tout le portrait d’Erwann, donc. Elle continue, bluffée.

Et puis surtout, un homme bon. Qu’il soit aux petits soins pour moi, prévenant et disponible. Romantique, bien évidemment, car je m’attends à recevoir diverses marques d’attention sans occasion particulière : fleurs, bijoux, parfums ou lettres d’amour.

Les fleurs, elle les avait reçues avant leur sortie sur le bateau-mouche où ils avaient dîné.

Le bracelet lui semble plus précieux qu’un bijou.

La lettre d’amour lui avait été envoyée comme un drapeau blanc.

A-t-on besoin de parfum lorsque l’odeur de celui ou celle que l’on aime nous fait à ce point chavirer ?

Je n’ai jamais connu cela auparavant et je ne peux qu’imaginer le plaisir que l’on peut ressentir à être gâtée par l’homme que l'on aime. Je sais que c’est puéril, mais au fond de mon cœur, je désire être une princesse dans les yeux de celui qui me choisira. Je ne veux pas seulement qu’on me respecte ou qu’on pense à moi, je veux aussi rêver. Ce soir, toutes les demandes sont permises. Il n’y a pas de meilleur moment dans l’année pour voir ses vœux se réaliser. Je me sens comme Jasmine qui observe le ciel étoilé dans l’attente de voir Aladin apparaître sur son tapis volant. »

Mon Dieu, pense-t-elle, horrifiée. Est-ce possible ? Est-ce possible que l’Univers l’ait exaucée et qu'elle ait refusé ce cadeau par peur de souffrir encore ?

Elle avait tout reçu et s’en était détournée. Quelle ingratitude, se reproche-t-elle.

Pourtant, depuis la fin de l’ « histoire », son cœur est aussi scellé qu’un coffre-fort. Quand bien même elle voudrait lui pardonner, elle sent qu’elle ne peut pas. Elle ne peut pas revenir en arrière. Prendre le risque de revivre ce qu’elle a traversé est au-delà de ses forces. Elle n’oubliera jamais. Elle n’oubliera pas l’absence, le vide et la douleur de ces trois jours à sentir le sol se dérober sous ses pieds. Elle n’oubliera pas la peur qu’elle a eue de mourir, de crever comme un rat dans son propre vomi.

Une torsion lui vrille l’estomac tandis qu'elle revit cet instant tragique où elle a cru qu’elle allait trépasser, seule, sur le carrelage de ses toilettes.

Non, elle ne peut pas.

Aussi insensée soit sa réaction, elle ne peut pas faire autrement.

Son téléphone vibre, la faisant sursauter, perdue dans ses pensées. Nouveau message. Le destinataire s’affiche immédiatement. Une autre relance. L’opportunité est trop belle, elle aurait tort de ne pas la saisir. Elle lui avait demandé un peu de temps pour réfléchir, mais c'est tout réfléchi désormais. De toute façon, qu’a-t-elle à perdre ? Rien. Au contraire, en acceptant cette offre, elle a beaucoup à gagner.

Ça tombe bien, elle a sa soirée et sa nuit de libre, se rappelle-t-elle en essuyant ses larmes et le mascara qui a coulé sous ses yeux humides. Il est temps de se refaire une beauté.

Gwendoline jette la lettre d'Erwann dans le tiroir et le repousse d’un coup sec, enfermant à l’intérieur les reliques de son histoire d’amour, avec ses rêves et ses espoirs déchus.

Elle doit oublier Erwann. Qu’importe la manière, il lui faut l’oublier.


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