Chapitre 6 : Plongée dans le stupre
— Humm, c’est bon, t'arrête pas.
— Tu aimes ? demande-t-elle la bouche posée sur son gland, comme s’il s’agissait d’un micro.
— Ouais, c’est top, confirme-t-il.
— Ça veut dire quoi ton tatouage ? demande-t-elle en pointant son index sur l’aine d’Erwann.
Elle désigne une écriture en calligraphie romaine, en partie cachée par la toison du pubis de l’homme à qui elle fait une gâterie. L'encre est fraîche, l'inscription doit être récente.
— Rien, une connerie, répond-il pour éluder la question.
— Je continue, ou tu veux me prendre ? l’interroge-t-elle en glissant sa langue sur son frein.
— Continue.
Quand elle n’est pas à sa hauteur, il parvient à en imaginer une autre. Son parfum est trop différent de celui de Gwendoline, constate-t-il, avec déception. Trop fleuri, pas assez sucré. Il préfère la tenir à distance pour pouvoir prolonger sa rêverie.
La jolie blonde aux cheveux courts fait preuve de dextérité et compétence. Sa pipe est phénoménale. Pourtant, malgré ses qualités, il n’a pas envie de la connaître davantage. Il veut juste son corps, et encore, même sa bouche lui suffit. Sa bouche, sans le son et l’image, pour oublier qu’elle n’est pas celle dont il rêve vraiment, et qu’il ne peut plus avoir dans ses bras.
Ses bras. Ses bras qui ne réconfortent plus personne, en dehors de sa fille. Ses bras qui n’enserrent plus la taille d’aucune femme, comme lorsqu’il arrivait derrière elle pour poser son menton sur son épaule, et enfouir sa tête dans son cou. Il respirait son odeur gourmande, douce comme une confiserie. Douce comme sa voix qui lui susurrait des mots tendres, des déclarations passionnées, des compliments sincères.
« Tu me rends folle », lui disait-elle.
« Fais-moi jouir » le suppliait-elle.
Reviens-moi, a-t-il envie de crier.
— Heu… qu’est-ce qui t’arrive ? demande la blonde en relevant la tête vers Erwann.
Le jeune homme a fermé les yeux si fort qu’en les ouvrant, il a mal aux paupières.
— Hein ?
— Ben, t’es plus tellement en forme, là. C’est moi qui te fais débander ?
— Nan, nan, t’inquiète, je crois que j’ai trop bu.
Le coca fait débander ? Première nouvelle. Des générations de mous du slip sont à prévoir.
— C’est bon, arrête s’il te plaît, demande-t-il à l’inconnue, tandis qu’elle essaie, pleine de bonne volonté, de faire repartir la machine. J’y arriverai plus.
— D’accord. Dommage. J’aimais bien.
— C’était sympa mais ce soir, je suis pas dans mon assiette, désolé.
— Ça peut revenir. Tu m’emmènes chez toi ?
— Je suis venu avec mon pote, je peux pas.
— Il a qu'à nous rejoindre s’il veut. Il est beau gosse lui aussi.
— Il est gay ! éclate de rire Erwann en imaginant la tête de Richard s’il lui proposait un plan à trois.
Le seul qui risquerait d’être au centre de toutes les attentions, ce serait le photographe. L’idée lui donne encore plus envie de rire. Richard n’a jamais caché son attirance physique pour son meilleur ami, même s’il n’a jamais tenté quoi que ce soit à son encontre. Et heureusement, se dit Erwann ! Il aurait été bien reçu.
— Donc, on en reste là ? se renfrogne la jeune femme, les bras croisés sur la poitrine.
— Ben là, j’ai pas tellement d’autre solution à te proposer. Donne-moi ton numéro, je te rappellerai quand j’irai mieux.
C’est pas demain la veille. J’en ai pris pour perpèt’…
— Ok. Hésite pas, hein, tu me plais vraiment.
— Merci, dit-il en remontant la fermeture éclair de son jean.
— Donne-moi ton tèl, je vais mettre mon numéro directement dans ton répertoire.
Merde.
Erwann sort son téléphone de sa poche arrière à contrecœur. Au moins, après ça, elle le laissera partir. Il espère toujours prendre sa revanche sur Richard au billard.
— Tiens, dit-il en lui tendant le dernier IPhone.
— Mon prénom c’est Gwen…
Erwann relève la tête, les yeux exorbités sur son visage défait.
— T’es sérieuse ?!
— Ouais, je m’appelle Gwenaëlle, qu’est-ce qu’il y a ? Ça fait trop breton pour toi ?
— Nan, nan, soupire Erwann, après être resté en apnée.
— C’est qui la fille sur ton fond d’écran ?
Super, une fouine.
— Personne. Ma sœur, je veux dire, se reprend-il subitement.
Erwann n'est pas dupe. Il connaît les femmes et leur capacité à obtenir les informations qu’elles veulent. Il sait le pouvoir de persuasion dont elles font preuve lorsqu'elles ont une idée derrière la tête. Pas question de lui en donner l'occasion.
— Genre, t’as ta sœur en fond d’écran, toi ?
— Oui, elle me manque beaucoup, on est très proches, c’est pour ça, argue-t-il en s’impatientant.
— Ok. Bizarre, quand même.
La jeune femme entre son numéro dans ses contacts et constate avec surprise :
— Tiens, c’est marrant, t’as déjà une Gwen dans ton répertoire. Je mets quoi ? Gwen deux, Gwen bis ou Gwénaëlle ?
Une montée d’énervement envahit Erwann, qui lui arrache le téléphone des mains.
— Ben qu’est-ce qui te prends ?
— Tu poses trop de questions. J’ai l’impression d’être chez les stups.
— Ouais, ben avec ta tête, on pourrait croire que tu cherches souvent la merde, on dirait. Qu’est-ce qui t’est arrivé au visage ?
— Tu vois : trop de questions ! gueule-t-il en mettant ses mains en avant pour souligner l’évidence.
D’un geste brutal, il appuie sur la poignée de la porte et sort des toilettes comme une flèche.
— C’est bon, tu t’es soulagé ? le charrie Richard en le voyant revenir à la table de billard. On peut finir la partie, maintenant ?
— Nan, ramène-moi, Bud. Cette soirée pue la merde.
Richard lève les yeux au ciel, et suit son pote qui marche déjà en direction de la sortie. Il croise la jeune femme blonde devant la porte des toilettes, les bras ballants et les yeux ronds comme deux soucoupes. Encore une qui vient de se manger la tempête Erwann en pleine poire.
— Désolé, s’excuse Richard en levant les bras en signe d’impuissance, lorsqu’il passe devant elle.
Il ne prend même pas la peine de s’arrêter, sous peine de perdre son ami de vue.
— Il n’est pas dans son assiette ! crie-t-il à la blonde, en sortant du bar d’un pas rapide.
Le coiffeur claque la portière en s’installant au volant, excédé. Erwann est assis, le regard tourné vers l'extérieur, observant la nuit noire. Face au mutisme de son ami, Richard perd son sang-froid :
— Sérieux, mec, ça va pas du tout là ! Tu déconnes à plein régime.
— C’est bon, commence pas. Toi aussi tu te défoules en couchant avec n’importe qui !
— Moi, oui. Mais pas toi. Et j'agis pas comme ça non plus, d'ailleurs. Pas en mode connard de première qui se fait pomper dans les chiottes ! C’est pas toi ça, Erwann, bordel. J’ai du mal à croire que cette histoire t’ait flingué à ce point ! Que t’aies envie de l’oublier, de passer du bon temps avec d’autres nanas pour le fun, ok, mais là, t’abuses. Tu ne peux pas toutes les traiter comme de la merde sous prétexte que l’une d’entre elles t’a fait souffrir.
— Pas une, deux, précise Erwann, en levant deux doigts.
Son visage est toujours orienté vers le néant mais, à la lumière du plafonnier de la voiture, il réussit à distinguer son propre reflet dans la vitre. Un beau gâchis.
— Oui, bon, je ne compte pas Alice parce que de toute façon, votre couple battait de l’aile depuis trop longtemps. Je trouve qu’elle a eu raison de faire ça, au moins ça a permis d’accélérer les choses.
— Mon ex-femme a eu raison de me tromper ? ironise le photographe en se tournant vers son ami.
— Erwann, de toute façon, ça n’allait plus entre vous ! Elle a juste pris les choses en main. Pas de la meilleure façon, je te l’accorde, mais le résultat aurait été le même. Cette séparation vous pendait au nez.
— Tu sais ce que ça veut dire « se marier » ?
— Nan mais prends-moi pour un con, Gaz, dit-il à bout de nerf en le foudroyant du regard.
— Se marier, c’est prononcer un serment. Jurer fidélité. C’est un engagement sacré.
— Ok, et ?
— Je ne l’ai jamais trompée. J’aurais pu et je ne l’ai jamais fait. Jamais une seule putain de fois en plus de dix ans. Et pourquoi ? Parce que j’avais fait un serment.
— Et ?
— Et elle m’a trahi, déclare Erwann, la voix de plus en plus incertaine.
— Et ?
— Et j’ai trahi Gwen, assène-t-il le regard brillant.
— Hein ? mais quel rapport avec elle ? Vous n’étiez pas mariés.
— Je m’étais fait un serment. Et je lui avais fait des promesses aussi. Je lui avais promis de ne jamais lui faire de mal. Et pour moi les promesses c’est sacré, Bud, comme les serments.
Il fait une pause, la gorge nouée par la douleur de ses déclarations.
— Et je n’ai pas respecté ma promesse, conclut-il la voix cassée par un sanglot.
Cette fois, la digue a cédé. Les larmes lui échappent, acides et sournoises.
— Erwann, t’as fait une erreur, mais ce n’était pas volontaire, tempère le coiffeur en lui posant la main sur l’épaule.
— Je n’arrive plus à me regarder dans une glace. Et pas à cause de ma putain de tronche mais parce que j’ai honte de moi. J’ai tellement honte de moi, Bud. Je n’arrête pas de m’imaginer ce qu’elle a pu ressentir pendant ces trois jours sans nouvelle. Manuella m’a engueulé sur Messenger, elle m’a traité de tous les noms pendant des jours et je les méritais tous. Parce que tu ne comprends pas, mais cette femme m’a tout offert. Elle m’a offert sa confiance, son corps, sa vulnérabilité, ses confidences et moi, je l’ai trahie.
Chaque mot se noie dans le torrent de ses regrets. Il suffoque. La tristesse l'inonde.
— Pas délibérément, réitère Richard, le cœur lourd de voir son ami effondré.
— Elle a fini à l’hôpital à cause de moi ! Tu t’en rends compte ? À l’hôpital bordel !
— Oui, toi aussi.
Erwann tente de revenir sur la berge mais le courant de ses reproches l'emporte. La culpabilité le submerge.
— Pas à cause d’elle, pour elle. Pour la défendre. Pour la venger. De tous ces hommes qui la salissent sans arrêt et moi, comme un connard, je n’ai pas fait mieux !
— Tu ne l’as pas salie, objecte Richard.
— Je l’ai trahie, c’est pire... je ne pourrai jamais me le pardonner.
— Erwann, tu vas pas te foutre en l’air quand même…
— Je suis bien trop lâche pour ça, rétorque ce dernier avec un rictus.
Jamais. La souffrance est sa punition.
— Je sais que tu t’en veux mais ce que tu fais avec les autres femmes ne réparera pas le passé, bien au contraire. Et ça va aggraver l’image que tu as de toi-même, ainsi que celle que les autres ont de toi. Y compris en tant que photographe.
— Comment ça ? demande Erwann à travers ses pleurs, les yeux rougis.
Richard fait une pause, cherchant les mots appropriés pour ne pas blesser son meilleur pote plus qu'il ne l'est déjà.
— De ce que j’ai compté, tu en es à quatre modèles avec qui tu t’es envoyé en l’air après un shooting. Je ne compte pas Gwen dedans.
— Je ne me suis jamais envoyé en l’air avec elle, le corrige vivement Erwann.
Et Dieu sait si cette décision lui avait coûté. Pourtant, si c'était à refaire, il ne changerait rien.
— Je sais. Vous deux, c’était différent. Mais les autres... Ça va jaser. Ça a peut-être déjà commencé à jaser. Tu ne peux pas devenir le photographe qui se tape ses modèles, sous peine de devenir le photographe qui se tape ses clientes. On est sur une presqu’île ici, tout finit par se savoir. Et maintenant que tu es reconnaissable entre mille, à cause de ta putain de tronche comme tu dis, ça va aller encore plus vite. Il ne te reste que deux solutions.
— Lesquelles ?
— Ou tu te calmes et tu arrêtes tes conneries. Ou tu repars à Nantes, ou ailleurs, sachant que tu devras laisser ta fille ici, car son école de surf est à Camaret. Tu es au pied du mur, Gaz. Et tu sais ce que je dis toujours : c’est au pied du mur qu’on voit mieux le mur.
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