Chapitre 24 : Le survivant
— Mon Dieu, Erwann, mais qu’est-ce qu’il t’est arrivé ? s’exclame sa compagne en découvrant l’étendue des dégâts.
Tel un revenant, il se tient droit dans l’encadrement de la porte, illuminé par les lampadaires de la rue, une boîte de pizza à bout de bras. Le vent et la pluie le chahutent, rendant son accoutrement déchiqueté et détrempé encore plus risible.
— Entre, viens te mettre à l’abri !
Elle se pousse pour le laisser pénétrer dans la maison et l’époussette au passage. Des petites branches de buisson tombent de ses épaules mouillées.
— Erwann, quelle entrée délicieuse, tout en finesse ! dit Manuella en récupérant la pizza familiale toute chaude.
Emma n’est pas tant impressionnée par sa cicatrice au visage que par son ventre apparent, griffé de partout. Ses yeux intrigués ne peuvent s’en détacher.
— Vous êtes tombé ? demande-t-elle en voyant l’état de délabrement de ses vêtements.
— Rien de grave, la rassure-t-il aussitôt. Emma, je présume ?
La gamine est blottie dos contre sa mère, qui a les deux mains posées sur ses épaules.
— Erwann, je te présente ma fille. Emma, voici Erwann… mon… amoureux.
— Wow, c’était difficile à sortir, s’exclame Manuella en provenance de la cuisine.
Gwendoline lève les yeux au ciel, exaspérée, avant de croiser ceux d’Erwann. Ses pupilles noisette en disent long. Elle y voit toute la clémence qu’il a pour sa meilleure amie et toute la patience dont il est armé pour attaquer cette soirée entouré de trois filles, dont une qui est bien décidée à lui faire la peau. Mais le Breton a la carapace solide. Bien qu’il semble tout droit revenu d’un champ de bataille, il sait qu’à partir de maintenant, le vrai combat se joue ici. Sa lutte pour conquérir l’entourage de la femme de ses rêves ne fait que commencer. Et il prêt. Rien ne peut le déstabiliser, ni les attaques mesquines d’une Manuella enragée, ni la chute qu’il vient de subir.
Silencieux, Erwann parle avec ses yeux et regarde Gwendoline avec confiance et sérénité. De ses prunelles pétillantes, il lui assure que tout va bien se passer, qu’il aura assez d’indulgence pour tout supporter et assez d’enthousiasme pour se montrer sous son meilleur jour. Il attend ce moment depuis longtemps et il y est préparé.
Pour assouvir la curiosité mêlée d’inquiétude qu’il lit sur le visage de l’enfant, l’invité se met à sa hauteur et entreprend la discussion :
— Je suis ravie de te rencontrer, Emma. Ta maman m’a énormément parlé de toi.
— Ah oui ?
— Absolument. Je sais que tu chantes très bien, que tu es une excellente élève à l’école, que tu fais du foot comme gardienne de but à l’Etoile du Cens et que tu es très douée pour le dessin et la couture.
Emma sourit timidement, troublée par ces éloges. Elle a les yeux verts de sa mère, rieurs et sincères.
— Et je sais aussi que tu ne me connais pas du tout, mais j’espère que ce soir, nous allons faire plus ample connaissance, si cela te dit.
L’enfant hoche la tête, de plus en plus à l’aise. Gwendoline respire à nouveau, soulagée, et les observe se découvrir avec prudence mais bonne volonté. Elle remercie Erwann d’un sourire, avant que Manuella ne se fasse entendre à nouveau, à quelques mètres de là. Cette dernière dépose la pizza dans un plat au centre de la table et s’écrit à la ronde :
— Allez, venez manger pendant que la pizza est encore chaude. Erwann nous racontera ses mésaventures quand on sera rassasié. On rit toujours plus fort le ventre plein.
Emma file vers la cuisine, attirée par l’évocation d’un de ses mets préférés. Erwann attrape la main de Gwendoline et, ensemble, ils se dirigent à sa suite. Seuls leurs regards se font la conversation. Les yeux émeraudes de l’hôtesse de maison sont emplis de gratitude contenue tandis que ceux de son invité brillent d’une joie éclatante.
Emma attrape une poignée de cacahuètes avant de prendre place à côté de sa mère. Toujours déstabilisée par l’apparence défaite du Breton, elle le fixe et le détaille ouvertement, inconsciente de son attitude indélicate. Ce dernier ne s’en offusque pas. Bien au contraire, il a l’air enchanté, regardant la petite avec tendresse.
— Ta maman m’a dit que tu préférais la pizza au saumon, Emma, commente Erwann en se lavant les mains. Du coup, c’est celle que j’ai choisie.
Il nettoie au passage les traces de sang qui ont séché sur sa peau hâlée.
— En même temps, elle a intérêt à aimer. Vu l’état dans lequel tu reviens quand on t’envoie en chercher une, on ne va pas te demander de recommencer. Tu n’en reviendrais pas vivant, conclut Manuella, dont la verve acide ne peut être contenue.
Gwendoline a envie de la tuer mais, heureusement, Erwann éclate de rire.
— Je dois dire que je m’attendais à un accueil chaleureux, mais là tu me gâtes, répond-il, pris au jeu de cet humour taquin.
— Bon, je vois que tout le monde est ravi de se rencontrer. Erwann est revenu d’entre les morts et la pizza a l’air savoureuse. Bon appétit ! annonce Gwendoline en tapant des mains sur la table.
Après ces quelques mots, elle se saisit d’une part de pizza dont le fromage s’étire à mesure qu’elle la détache. Emma arrive à sa rescousse et coupe les fils graisseux avec ses doigts, qu’elle enfourne ensuite dans sa bouche, en levant au ciel des yeux de délectation.
Erwann, assis en bout de table, savoure quelques instants les visages réjouis autour de lui. L’image de sa propre fille lui vient en tête et il se fait la remarque qu’elle serait bien, ici, à table avec eux, à partager cette succulente pizza de la mer. Il a hâte de reformer une vraie famille. Sa vie de débauché lui semble maintenant bien loin, presque comme si elle n’avait jamais existé. Un vague souvenir d’une autre époque qu’il essaie d’oublier comme on le ferait d’un horrible cauchemar qui nous aurait réveillé en sursaut. Il se sent serein, pleinement à sa place, comblé.
— Alors, Erwann, quelles sont les dernières nouvelles du front ? lance Manuella en désignant son allure débraillée. Tu reviens de la guerre, non ?
— Ah oui ? interroge Emma, étonnée. Vous étiez vraiment à la guerre ?
— Bien sûr que non, ma chérie. Tata Manuella déconne à plein régime. Erwann a juste... euh...
Gwendoline se penche vers lui et lui glisse à l’oreille :
— Que t’est-il arrivé ?
— La haie, chuchote-t-il.
Elle acquiesce et réprime un fou rire. Il faut dire que le look d’Erwann ne paie pas de mine et que cette première rencontre commence à ressembler à une pièce de théâtre.
— Ma chérie, comment s’est passé ton match ce week-end ? Raconte-nous ça ! dit Gwendoline pour changer de sujet.
Une fois que la petite en a eu fini d’expliquer en long, en large et en travers avec quelle adresse elle a réussi à détourner tous les ballons qui venaient dans ses cages, Manuella, plus en forme que jamais, reprend les rênes de la conversation. À fond dans son rôle, elle a l’air sur les dents, prête à bondir, à mordre et à dépecer Erwann dans la foulée. Elle suçote la sauce tomate sur ses doigts manucurés, comme si c’était le sang de sa prochaine victime, et demande :
— Des nouvelles du phare, Monsieur Le Bihan ?
— Je n’y suis pas retourné.
— Ben oui, je m’en doute. Sans ta belle, les lieux n’ont plus grand intérêt, j’imagine. Elle était ta principale distraction là-bas, j’ai ouïe dire…
Ses insinuations s’assortissent d’un visage évocateur : il peut presque y lire aussi clairement que sur un panneau publicitaire géant, avec néons clignotants : « Je sais tout ce que tu lui as fait, mon cochon ». S’il se doutait que les femmes parlaient entre elles, maintenant, il en a la certitude.
— Elle a été plus que cela, rétorque-t-il sans se démonter. D’ailleurs, je te remercie de m’avoir prévenu en avril. C’était sympa de ta part.
— Je t’en prie Erwann, j’espérais bien qu’elle t’enverrait bouler comme elle l’a fait. Mais tu es tenace. Aussi tenace qu’une teigne.
— Manuella ! gronde Gwendoline en relevant le nez de son assiette.
— Nan, elle a raison Gwen. Nous, les Bretons, sommes particulièrement… obstinés.
— De vrais têtes de pioche, argue son adversaire.
— Déterminés, je dirais.
— Têtus comme des mules.
— Prêts à se donner les moyens de réussir.
— Bornés.
— Opiniâtres.
— Acharnés.
— Persévérants.
— Butés.
— Bon, voilà, on a compris l’idée. Vous n’allez pas nous faire tout le lexique, intervient Gwendoline au milieu de ce qui s’apparente à un match de boxe verbal.
— On enrichit le vocabulaire de ta fille, se défend Manuella. Tu pourrais nous remercier.
Gwendoline feint de ne pas avoir entendu et demande à la ronde :
— Quelqu’un veut de la salade ? J’ai oublié de la mettre sur la table.
— Moi ! répond Emma la bouche pleine de pizza.
Même si l’arrivée d’Erwann la captive, son ventre réclame toutes ses attentions. Alors que sa mère s’apprête à se lever, Erwann pose en douceur sa main sur la sienne, l’arrêtant en pleine action :
— Bouge pas, je m’en occupe. Tu t’es déjà donnée beaucoup de mal ce soir.
Erwann se lève et Gwendoline le suit des yeux, reconnaissante. Elle est soulagée de le retrouver aussi gentleman qu’à l'accoutumée, malgré le bizutage en règle qu’il subit.
Manuella ne peut retenir un sourire en les observant, touchée par l’amour qu’elle voit entre eux. Dans son monde à elle, les boutades font office de caresses. C’est l’indifférence dont il faut se méfier. Benjamine d’une fratrie de trois garçons, la jolie brune a été élevée dans les clashs quotidiens et l’humour caustique. Son credo : qui aime bien châtie bien. Et ce soir, voyant combien Erwann correspond à la description qu’on lui en a faite, combien il est beau et parfait malgré sa balafre, elle a envie de le tester. Elle devine qu’il a les épaules pour encaisser.
Si Gwendoline lui pardonne d’ordinaire sa langue bien pendue, elle aimerait néanmoins que sa meilleure amie soit moins tranchante aujourd’hui, où l’enjeu est de taille. Elle reste sur le qui-vive, à l’affût d’un mot plus haut que l’autre.
Erwann récupère la salade préparée au réfrigérateur et la dépose au centre de la table, après avoir pris soin de retirer le plat à pizza presque vide.
— Veux-tu la dernière part, Emma ? demande-t-il, en tenant la grande assiette d’une main.
— Oui ! Merci.
— Je t’en prie, répond-il en la servant, tout sourire. C’est vrai qu’elle est bonne, tu as d’excellents goûts en matière de nourriture.
Emma sourit, satisfaite, la bouche luisante de gras, les doigts pleins de sauce rouge. Depuis cette année, elle dévore littéralement. L’adolescence toque à la porte et si l’enfant avait tendance à se contenter de peu jusque-là, elle revendique aujourd’hui un appétit gargantuesque. Hyperactive, son corps tonique n’en porte pas les traces. Au contraire, elle pousse jour après jour avec vigueur et concurrence désormais la taille de sa mère.
Erwann se rassoit et recharge les verres en eau. Y compris celui de Manuella qui hoche la tête pour le remercier, avant de lui demander, étrangement plus calme et conciliante :
— Ta cicatrice. Cela t’embête de nous dire ce qui t’es arrivé ?
Gwendoline se crispe et la foudroie du regard. Ce qui ne perturbe pas outre mesure sa meilleure amie, qui fixe ouvertement leur invité, en attendant sa réponse.
— J’ai eu une altercation avec un… de mes meilleurs amis.
— Ah. C’est lui qui t’a fait ça ?
— Il y a eu des bouteilles brisées et un éclat de verre a atterri délibérément vers mon visage.
Erwann utilise volontairement un langage imagé pour éviter d’être compris de la petite. Manuella, quant à elle, saisit bien l’allusion.
— Je vois. Ambiance « règlement de comptes à OK Coral », alors.
— C’était nécessaire.
— Tu regrettes ? insiste-t-elle lourdement.
— D’avoir pris la défense de celle que j’aime ? Non. Si c’était à refaire, je recommencerais.
— Ça fait mal ? intervient Emma.
Le breton lit beaucoup de choses dans le regard émeraude de l’enfant, qui cache difficilement la répulsion que lui inspire une telle marque. Le dégoût, voilà ce qui fait mal, au-delà de la douleur physique. Indulgent, il ne lui en tient pas rigueur. Il a conscience que les plus jeunes ne savent pas masquer leurs émotions aussi bien que les grands. Avec eux, au moins, les échanges sont authentiques et on sait à quoi s’en tenir. Il apprécie cela.
— Non, plus maintenant, répond-il le regard voilé. C’est juste… très laid.
— C’est faux, Erwann, réplique Gwendoline, la gorge sèche d’avoir entendu ses confessions.
Ses soupçons s’avèrent bel et bien fondés. Erwann n’a toujours cité que deux meilleurs amis : Richard et Quentin. Seul le second a pu lui faire ça. C’est à cause d’elle qu’il a écopé d’une telle cicatrice.
— Ce n’est pas laid du tout, réaffirme-t-elle haut et fort, la voix tremblante. Tu es toujours aussi beau. Tu es toujours très beau.
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