Chapitre 27 : Le vieux

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Gwendoline ouvre grand les bras, comme à l’époque où sa petite avait quatre ans, des accroche-cœurs châtain clair en guise de cheveux et qu’elle venait se blottir pour le premier câlin du matin. Maintenant, sa fille lui arrive aux épaules, commence à lui piquer ses fringues et ses chaussures, et sa chevelure tombe jusqu'au milieu de son dos. Emma s’installe dans son giron. Bien qu’à l’étroit sur le même siège, elles savourent cette parenthèse régressive, immuable et nécessaire. Pour l’une comme pour l’autre. Après un moment calme à respirer l’odeur de bébé chaud de son enfant, Gwendoline rompt le silence :

— Tu t’es levée tôt. On va pouvoir prendre notre petit déjeuner ensemble. Pour une fois qu’on a le temps de manger et de discuter sans se presser avant d’aller à l’école, profitons-en.

La gamine acquiesce. L’appel du ventre est aussi fort que celui des câlins. Pendant que Gwendoline insère une dosette dans la cafetière et pose sa tasse sous le jet, Emma sort la brioche aux pépites de chocolat du placard et le jus de pomme bio du réfrigérateur. Allaitée pendant trois ans, la gamine n’a jamais pris l’habitude de boire de lait de vache le matin. Elle tolère parfois une boisson froide, mais ne prend rien d’autre que de l’eau la plupart du temps. Une particularité qui étonne toujours leur entourage mais qui rappelle à sa mère le temps béni où elle lui donnait le sein. Attablée devant la nourriture, Emma attend que sa mère finisse la préparation de son café. Tout en surveillant d’un œil distrait le jus noir s’écouler dans un bruit de tronçonneuse, la maman se lance :

— C’est moi qui ai demandé à Erwann de partir avant que tu ne te lèves.

— Pourquoi ? répond l’enfant, surprise.

— Eh bien, j’ai pensé, à tort, visiblement, que cela allait... te perturber...

— Pas du tout ! Je voulais le voir ce matin au contraire ! Il est trop sympa. Tu peux lui dire de revenir ?

La mère soupire bruyamment, consciente d’avoir méjugé la situation. Une fois de plus.

— Ça ne marche pas comme ça ma chérie. On a besoin d’un peu de temps pour... pour...

Elle imagine facilement Erwann en train de bouder ou de se morfondre. Mais elle désire parler seule à seule avec sa fille, ce qu’elle aurait dû faire hier, au lieu d’accepter cette rencontre improvisée dans la précipitation.

— Pour ? la rappelle à l’ordre Emma.

— Je ne sais pas. Pour avoir du temps, quoi !

Sa gamine la regarde perplexe. Sa tasse remplie aux trois quart, Gwendoline vient s’asseoir face à elle. L’enfant s’enquiert :

— Tu ne l’aimes pas Erwann ?

— Bien sûr que je l’aime, mais... mais... il veut beaucoup de choses et j’ai besoin...

— De temps ?

— Voilà du temps !

— Ben t’as qu’à t’acheter une montre ! plaisante Emma en mâchonnant son énorme morceau de brioche à la texture élastique.

À la regarder, on pourrait se méprendre sur le contenu de sa bouche et penser qu’il s’agit d’un chewing-gum plutôt que d’un gâteau. Le gluten a vraiment tout d’une vraie colle.

— Ah ah, très malin. Mange la bouche fermée au lieu de dire des bêtises !

Aussitôt, Emma clôt ses lèvres pour mâcher proprement mais reprend dans la foulée :

— Il veut quoi Erwann ?

— Qu’on vive ensemble en Bretagne.

— Ah oui ? Il a des enfants ?

— Une fille qui est plus âgée que toi. Elle s’appelle Manon et elle a presque seize ans.

— Génial, je vais avoir une grande sœur ! s’enthousiasme-t-elle. J’en ai toujours rêvé ! Au début, je voulais un grand frère mais en fait, ça a l’air chiant. Une grande sœur, c’est mieux. Je pourrais lui piquer son maquillage et ses fringues.

— C’est pas aussi simple ma puce, soupire Gwendoline en mélangeant le lait dans son café.

— Ah bon ?

— Ben déjà Manon ne se maquille pas et en plus elle est très grande alors c’est pas demain la veille que tu vas lui emprunter des affaires. Mais bon, là n’est pas la question... Imagine... bah je sais pas heu... tiens par exemple, imagine que tu ne t’entendes pas avec elle ?

— Elle est méchante ?

La remarque déconcerte Gwendoline. Elle réalise qu’elle dit n’importe quoi. Toutes les deux s’entendraient probablement très bien.

— Manon ? Non, bien sûr que non, elle est adorable, aussi géniale que toi ! C’est la fille d’Erwann, elle ne peut être que super. Elle aime les filles, comme ta copine de vacances.

— Fanny ? Ah oui, elle était trop cool. Tu sais, maman, il y a des gens qui se moquent des lesbiens et des lesbiennes, c’est vraiment n’importe quoi. Moi, je la défendrai si on l’embête.

— Je ne crois pas qu’on dise lesbien... Mais oui, tu as raison, comme pour toutes les minorités, les gens différents... il y a toujours des abrutis pour leur mener la vie dure.

Et ça marche aussi pour les putes et les boulimiques... mais on verra ça plus tard. Une discussion sensible à la fois.

— C’est quoi le problème avec Manon alors ?

— Mais il n’y a aucun problème avec Manon, ma chérie. C’est juste qu’Erwann et moi on vient à peine de se remettre ensemble et...

— Parce que vous étiez déjà amoureux avant ? s’offusque-t-elle en avalant sa bouchée.

— Oui, mais c’était il y a cinq mois...

— Et tu ne m’en as pas parlé ?

Oula ! Le ton utilisé est clairement celui du reproche. Carton rouge pour la mère indigne qui fait des cachotteries à la prunelle de ses yeux ! Maria Montessori va s’en retourner trois fois dans sa tombe et Isabelle Filliozat lui jeter des tomates pourries même pas bios.

Du calme les mouettes, la mer est basse...

— On venait tout juste de se rencontrer enfin ! Il faut... du temps pour ces choses-là.

— Ben dis donc, toi et ton temps, c’est une nouvelle passion.

Hier, une petite fille à couettes avec des moustaches de chocolat, aujourd’hui, une pré-ado qui jongle avec l’humour sarcastique et les réparties cinglantes. Cette dernière année a vraiment transformé sa gamine et si leur relation ne s’en est que magnifiée, Gwendoline ne peut nier que son enfant n’est plus une enfant. Celle-ci est assise le cul entre deux chaises, une fesse posée dans son univers de poupées et de licornes à paillettes, l’autre dans celui des téléphones portables et des vidéos YouTube. Un grand écart à haut péril qui lui réussit plutôt bien et avec lequel elle s’en sort mieux que sa mère avec cette conversation épineuse.

— Je me suis mariée avec ton père beaucoup trop tôt, explique la mère avec sérieux. Je suis tombée enceinte beaucoup trop vite et regarde où ça nous a conduit : une séparation et toi au milieu qui en souffre. Sans parler de l’autre abruti de Konrad, que je t’ai présentée, une fois de plus, trop rapidement, et avec qui l’histoire a fini en jus de boudin.

Emma arbore une grimace de dégoût digne d’un souvenir de choux de Bruxelles à l’évocation de l’ex susnommé. Manuella pourrait être fière de cette performance.

— Nan mais Konrad, il se lavait pas les dents, argumente Emma... On peut pas accepter ça, quand même.

— Peu importe, sourit la mère. Résultat des courses, game over sur toute la ligne... Retour à la case départ et sans les vingt mille euros.

La référence au Monopoly fait sourire Emma, qui continue de s’empiffrer de brioche en s’amusant au préalable à en faire des grosses boulettes compactes. Il faut dire que la texture s’y prête et que le gâteau est aussi malléable que de la pâte à modeler.

— Donc, voilà pourquoi j’ai besoin de temps, et même si je suis très amoureuse d’Erwann et qu’il m’a l’air parfait, je ne veux pas aller trop vite en besogne.

D’autant que le terme « parfait » lui paraît désormais un bien grand mot. S’il était vrai en avril dernier, il a désormais une saveur amère qui le rend indigeste. Erwann est génial mais pas parfait. Et le coup de fil de ce matin lui a ouvert les yeux sur cette réalité, en plus de lui avoir donner une migraine grandissante.

— Par contre, j’aimerais bien avoir ton avis sur votre première rencontre, reprend sa mère plus calmement. Comment l’as-tu trouvé ?

— Mieux que Konrad, y’a pas photo.

— Ouais, enfin ça, c’est pas difficile, éclate de rire Gwendoline, les yeux pétillants. Mais en quoi est-il « mieux » ?

— Ben déjà Erwann est vieux.

— Vieux ? s’insurge sa mère, vexée. Sympa, il a mon âge, t’exagères.

— Bon, il est plus vieux que Konrad alors. En plus, il est beau et même avec sa cicatrice, il est beaucoup plus beau que Konrad.

— Oui enfin ça... comme dirait mamie, la beauté ça se mange pas en salade...

Mais ça aide à faire monter la sauce...

— Mais encore ?

— Il est intéressant, drôle et il est fort aux UNO.

Après le dîner de la veille, une partie de UNO avait été proposée par Manuella et Erwann avait invité Emma à faire équipe avec lui. Les deux complices avaient mis une raclée mémorable à leurs adversaires qui s’étaient montrées très peu fairplay.

— Bon, il est fort au UNO, ricane la mère. Tu parles d’un critère pour choisir un amoureux toi.

— Il est riche ?

— Pété de thunes, répond Gwendoline en riant. Il doit au moins être millionnaire.

— Sérieux ?

Emma a la bouche grande ouverte, pleine de bouillie marronnasse. On lui aurait annoncer que le Père Noël allait passer chaque jour de l’année à venir que l’effet aurait été le même. Pourtant, c'est la vérité, Erwann fait partie des imposables à l'ISF. Sa fortune lui vient de son père, qui lui a légué sa luxueuse propriété en plus d'une somme colossale, le mettant ainsi à l'abri des soucis matériels partagés par le commun des mortels.

— Oui, ma chérie. Il est blindé. Il vit dans une superbe villa avec piscine et a même du personnel de maison. Comme les riches, quoi.

Il faudrait qu’elle lui touche deux mots concernant la voiture qu’il lui a commandée. Sauf, bien sûr, si Gwendoline décide de faire machine arrière et de tout annuler. Ce qu’Erwann vivrait très mal.

Gloups.

— On emménage quand chez lui ? demande la gamine en rigolant.

— Je sais qu’on adore toutes les deux le fric mais là ça ne doit pas rentrer en ligne de compte.

Gwendoline a élevé sa fille à l’américaine. Chez elles, l’argent n’est pas tabou et on n’a pas honte de dire qu’on aime ça, qu’on en a et que c’est important d’en gagner. Cependant la mère a toujours veillé à ce que la gratitude et la générosité soient au cœur de leur relation aux finances. Elle lui a toujours répété qu’elles vivaient dans l’abondance parce qu’elles avaient un toit sur la tête, des vêtements pour s’habiller et de la nourriture dans leur assiette. Et depuis son plus jeune âge, Emma a vu sa mère donner : les livres, les vêtements, les jouets et de l’argent aux mendiants. Cela ne nécessite pas de discours, l’éducation passe par l’imitation. De fait, la richesse est à la fois une réalité et une ambition désirable, mais surtout un cadeau et non une fin en soi.

— Qu’est-ce qui est important alors ? reprend Emma en attaquant sa quatrième part de brioche.

— Tout sauf ça. Erwann rempli beaucoup de critères, je ne dis pas le contraire mais... Il faut que tu apprennes à mieux le connaître. Et moi aussi d’ailleurs. Il a du caractère, et des idées bien arrêtées sur certaines choses. Et je suis pareille donc... il faut voir si nous sommes compatibles sur le long terme. Il habite en Bretagne, ce n’est pas la porte à côté, c’est à trois heures et demi de route de chez nous. Imagine qu’on aille vivre chez lui, comme il en a le projet, et qu’on abandonne tout à Nantes, la maison, l’école... mais que ça ne fonctionne pas ? Qu’est-ce qu’on fait nous après ?

La question semble purement rhétorique car Gwendoline y répond elle-même :

— On se retrouve le bec dans l’eau.

— Ben, c’est pas grave. On trouvera une solution.

La mère sourit. Dix ans d’éducation basée sur le développement personnel et les croyances positives ont porté leurs fruits. Sa fille est une battante et une optimiste qui ne voit que le bon côté des choses.

— Vu sous cet angle évidemment...

— Je ne comprends pas pourquoi tu penses à ça alors que tu m’as toujours appris à n’envisager que le meilleur. Maintenant, tu t’attends au pire ? Ben super, c’était bien la peine de me bassiner avec tes affirmations.

La mère avale sa gorgée de café et pose sa joue dans la paume de sa main, prise au dépourvue d’un discours qu’elle connaît bien et qui lui revient au visage comme un boomerang. Très en verve, Emma poursuit en imitant sa mère :

— « Je te place sous la protection de l’Univers », « l’Univers est en notre faveur », « Dieu nous offre toujours le meilleur »... ben du coup, tout ça c’était faux, alors ?

— Non. Tu as raison. J’ai dû perdre un peu la foi ces derniers temps. Merci de me rappeler ce que j’ai oublié, dit-elle en se levant pour débarrasser la table. Il est l’heure de se préparer.

Elle dépose un baiser sur le front de sa fille, reconnaissante que sa progéniture prenne le relai en cas de défaillance. Elle avait visiblement besoin d’un petit rappel ce matin.

— Dis-lui de revenir ce soir, maman.

— Non, mais bientôt, je te le promets.

Une fois Emma partie pour l’école, Gwendoline se prépare pour son rendez-vous chez sa thérapeute. Heureusement qu’il a lieu ce matin, elle a besoin de faire le point. Tout en écoutant la musique beaucoup trop fort, comme à son habitude, elle réfléchit à tout ce qui se profile. Son ventre se tord. L’optimisme communicatif de sa fille est retombé. Plus elle pense, plus l’anxiété la gagne.

Elle doit prévenir Erwann qu’elle préfère que tous les deux ne s’affichent pas ensemble le jour du shooting à Brocéliande. Il ne va pas aimer sa demande mais il faut qu’elle s’affirme un peu plus face au caractère autoritaire du Breton. Ensuite, elle doit lui parler de la voiture... là, il va vraiment faire la gueule. Tant pis, il finira bien par comprendre... Concernant les modèles qu’il s’est tapées, elle redoute d’aborder le sujet et lui en parlera... lorsque le moment sera venu.

Gwendoline applique son mascara waterproof avec habilité. Dans la glace, ses yeux soucieux la trahissent. Depuis leurs retrouvailles chaleureuses, Erwann lui semble à fleur de peau. Même si avec elle, il est doux comme un agneau, sous la surface lisse, il paraît toujours à cran et prêt à exploser. Le moindre grain de sable pourrait enrayer les rouages de leur fragile romance.

Alors qu’elle détaille son reflet inquiet dans le miroir, elle se sent comme une femme allongée sur une plage en train de regarder une tempête de sable arriver.

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