Chapitre 32 : Le panier à salade

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Ils retournent sur les lieux de l’altercation, aussi penauds l’un que l’autre. Elle, parce qu’elle s’est enfuie comme une gamine suite aux remarques désobligeantes qu’elle a essuyées. Lui, parce qu’il comprend qu’il est allé trop loin et va rapidement en payer les pots cassés.

Lorsqu’ils réapparaissent côte à côte, tout le groupe se retourne vers eux comme un seul homme, dans un murmure de désapprobation. Une civière portée par deux secouristes est enfournée à l’arrière du véhicule. La lumière des gyrophares continue de s’agiter, le son coupé.

Un officier de la maréchaussée s’approche des revenants et les accueille avec un air de reproche évident. Puis s’adresse directement à celui qu’il suppose être le fauteur de troubles.

— Gendarmerie Nationale. Nous avons été appelés pour le signalement de violence. Vous êtes Monsieur ?

— Le Bihan. Erwann Le Bihan.

— Bien, Monsieur Le Bihan. Vous reconnaissez être l’auteur des faits ? demande le Capitaine en désignant le camion des secours de la main.

— Oui.

— Suivez-moi, lui ordonne-t-il d’un ton péremptoire.

Erwann obtempère, dégrisé par la présence des hommes en képi. Ce n’est plus l’heure de jouer au héros, même s’il ne regrette pas d’avoir défendu sa compagne, qui le regarde désormais du coin de l’œil avec compassion. Tous les autres visages, en revanche, affichent ouvertement leur animosité.

— Mettez-lui les menottes, demande le Capitaine à l’adjudant-chef sous ses ordres.

— Je suis calme, objecte Erwann, qui n’a nullement envie de subir cette humiliation.

— C’est la procédure. On vous emmène au poste pour prendre votre déposition.

Erwann tend les poignets à contrecœur. En lui passant les menottes, le second gendarme fixe son imposante cicatrice, comme s’il voulait la faire parler. Un habitué des rixes, apparemment, songe-t-il. Le Capitaine prend le relai pour expliquer le déroulement de son arrestation :

— Si la victime porte plainte pour coups et blessures, vous devrez répondre de vos actes devant la justice.

— Comment va-t-il ? interroge le suspect, enferré.

— Les secours s’en occupent. À première vue, un nez cassé, mais des lésions graves et irréversibles sont envisagées. Vous l’avez presque assommé.

— Vous vous êtes vous-même blessé à la main, remarque l’homme en bleu.

— Ce n’est rien.

— Vous aurez la visite d’un médecin au cours de votre garde à vue, précise le Capitaine en faisant un état des lieux.

— On m’interroge ou on me met en garde à vue ?

— Les deux peut-être. Tout dépendra de votre déposition et de celle du témoin oculaire qui nous a signalé l’agression. Si elles sont cohérentes au sujet de l’altercation, vous pourrez ressortir libre. Sinon, on vous gardera vingt-quatre heures pour clarifier les évènements.

— Si l’I.T.T. de la victime est supérieur à huit jours, vous risquez jusqu’à trois ans d’emprisonnement et quarante-cinq mille euros d’amende, déclare le troisième homme en uniforme. Montez.

Erwann se laisse conduire docilement à l’intérieur du véhicule, baissant la tête au passage pour éviter de se cogner le haut du crâne dans l’encadrement de la porte. Sa cicatrice encore fraîche à la joue l’a suffisamment amoché, pas la peine d’en rajouter une couche.

Assis entre les deux gendarmes, il jette un regard furtif à Gwendoline, qui en fait de même. Son silence et son calme la préservent, pense-t-il pour lui-même. Il ne veut pas qu’elle soit mise dans le pétrin en leur laissant comprendre qu’ils se connaissent bien. Très bien même. Il a peur que cela retombe sur sa compagne.

Pendant ce temps-là, le Capitaine continue sa ronde et relève les identités de chacune des personnes présentes sur les lieux, pour avoir leur témoignage, le cas échéant. Arrive le tour de Matthieu Bouquetin.

— C’est vous qui nous avez appelé ? demande le Capitaine, prêt à prendre de nouvelles notes.

— Oui, acquiesce le photographe à la barbe rousse.

— Bien. Vous êtes le témoin oculaire de la scène ?

— Oui.

— Le seul ?

— Oui.

— Pouvez-vous nous suivre à la Brigade de Gendarmerie de Malestroit pour qu’on prenne votre déposition aujourd’hui ? Nous avons besoin de vérifier si votre version correspond à celle de Monsieur Le Bihan.

— D’accord, opine-t-il du chef. Mais nous étions trois photographes, dont deux qui ne sont plus là pour récupérer leurs affaires. Il faut que je m’en occupe.

— Parfait. Vous nous rejoignez directement après, d’accord ?

— Oui, bien sûr.

Après cet échange cordial, le Capitaine termine son tour de table par Gwendoline, dont il relève l’identité à son tour. Cette dernière donne les informations qu’on lui demande et, même si elle n’en dit pas plus que nécessaire, elle ne peut s’empêcher d’ajouter :

— Pouvez-vous demander à Monsieur Le Bihan de me donner les clefs de son véhicule, je vais le ramener à Nantes. J’y vis aussi.

Matthieu écoute discrètement leur conversation en rangeant le matériel de ses collègues.

— Vous connaissez Monsieur Le Bihan ? interroge le Capitaine, suspicieux.

— J’ai travaillé avec lui au cours d’une séance photo en avril dernier, oui.

Toujours dire la vérité quand on ment effrontément.

— La voiture gênera ici de toute façon. Il ne faut pas la laisser là.

Le gendarme délaisse Gwendoline et s’approche du véhicule :

— Vos clefs, dit-il à Erwann en tendant la main par la fenêtre ouverte. Une personne... heu Madame Beaurepaire, se propose d’emmener votre voiture à Nantes.

— Dans ma poche de veste, dit Erwann. L’homme au képi assis à côté de lui récupère le trousseau et le jette à son collègue.

Gwendoline prend les clefs en évitant de croiser le regard du Capitaine. Puis s’éloigne en cherchant son compagnon des yeux dans l’habitacle où il est enfermé. Ce dernier joue le rôle qu’elle lui a assigné avant de venir, celui de l’indifférence, et même si cela lui serre le cœur, elle se plie au même stratagème. Dans un ultime effort pour continuer leur comédie, elle se détourne de la voiture de la maréchaussée, mais ne peut s’empêcher d’écouter son moteur se mettre en branle, la gorge nouée. Une dernière fois, elle suit le véhicule du coin de l’œil lorsque celui-ci quitte les lieux en toute discrétion, suivie de près par le camion des secours. La sirène du Samu retentit un peu plus loin, probablement lorsqu’ils atteignent la voie rapide. Après cette agitation inhabituelle, Brocéliande retrouve son calme.

Le groupe reste stone, encore sous le choc de la tournure qu’ont pris les évènements.

— J’ai parlé à Jocelyn, commence Matthieu, il articulait presque normalement. Je pense qu’il a juste le nez pété et qu’il est sonné, c’est tout.

— C’est tout ? s’esclaffe Marco, sardonique. T’en as de bonnes, toi ! Notre journée de boulot est fichue.

— Tu connais Erwann ? demande Lucile, l’une des deux maquilleuses, à Gwendoline.

— Oui, on a fait une collab’ ensemble, explique la jeune femme, soudainement intimidée par tous les yeux rivés sur elle.

— C’est bizarre, vous n’aviez pas l’air de vous connaître tout à l’heure, remarque Agnès, la modèle de Nantes avec qui elle est venue en co-voiturage. Dans la voiture, tu m’as dit que tu ne connaissais aucun des photographes du shooting.

Son regard courroucé est à peine dissimulé par ses lunettes de soleil à verres teintés.

— Il est quand même bien monté au créneau pour te défendre, renchérit la troisième modèle, Sandra. Un peu trop, il me semble, pour une nana qu’il connaît à peine.

— Ce qui est sûr, c’est que grâce à son intervention à la Barracuda, on a perdu notre contrat et notre temps ici, se plaint Agnès. Bien joué Mister T.

Après cette salve de reproches, Matthieu les interrompt, dans l’espoir d’étouffer la grogne montante dans l’œuf :

— Peu importe. On va tous rentrer chez nous et oublier cette histoire. Sauf si, bien sûr, l’état de Jocelyn se détériore, mais d’ici là, n’envisageons pas le pire.

Malgré cette intervention louable pour prendre sa défense, et accessoirement celle d’Erwann, Gwendoline sent les regards mécontents sur elle, comme si, elle aussi, avait commis un acte répréhensible. Elle se tait et tourne machinalement les clefs d’Erwann entre ses doigts, en regardant ses chaussures. Puis, comme tous les membres du groupe terminent de ramasser leur barda, elle se décide à retirer son costume de carnaval et à ranger ses propres affaires. Ils partent un à un, les uns derrière les autres. La journée de boulot est finie.

Alors que Matthieu est en train de remballer un projecteur dans le coffre du véhicule de son collègue, il s’arrête et s’approche d’elle, souriant et décontracté.

— J’étais venu avec Jocelyn, donc je vais aller à la gendarmerie avec sa caisse.

— Je n’ai jamais conduit le tank d’Erwann, plaisante-t-elle en désignant l’imposant véhicule de son compagnon. Je ne suis même pas sûre de réussir à le sortir du parking.

— C’est une automatique, non ?

— Oui.

— Tu sais les conduire ?

— Ça m’est déjà arrivé, reconnait-elle, peu convaincante. J’ai une boîte manuelle mais j’en ai testé une du même genre, récemment. Un Q7, c’est différent de son BMW, mais toutes ces somptueuses bagnoles allemandes doivent avoir le même confort de route, j’imagine.

— Tu vas très vite y prendre goût alors. C’est un jeu d’enfant, il faut juste appréhender les dimensions différemment. En hauteur et en largeur. Tu ne voudras plus la lui rendre après.

Matthieu lui fait un clin d’œil après sa dernière déclaration. A-t-il compris le lien qui les unissait ? Ou est-elle en train de se faire des films ? Leur relation est-elle si évidente lorsqu’ils sont l’un à côté de l’autre qu’elle n’aurait échappé à personne ?

— Je vais sûrement m’en sortir, merci de tes conseils, cela me rassure.

— Puisque tu reverras Erwann avant moi, je vais ranger son matos dans son coffre, d’accord ?

Elle acquiesce. Tandis qu’il transvase les affaires de son compagnon, en prenant soin de manipuler les lourdes sacoches avec précaution, Matthieu déclare, hésitant :

— Tu sais… je comprends la réaction d’Erwann.

— Ah oui ?

Elle se mord la lèvre pour se retenir de pleurer, soudainement au bord des larmes. Soulagée que quelqu’un prenne enfin la défense de son pauvre bougre d’amant, elle écoute la suite avec attention.

— Jocelyn a vraiment été un gros con, admet-il sans aucune gêne, à présent qu’ils sont seuls tous les deux. Il méritait qu’on lui fasse fermer son clapet. Mais Erwann y a été un peu trop fort. Ne te sens pas coupable, ce n’est pas ta faute. Il y a des photographes qui traitent les femmes comme de la marchandise, de manière très discourtoise et Erwann a toujours été très correct… même si ces derniers temps, il a franchi la ligne à quelques reprises.

Le sous-entendu a le mérite d’être clair. Matthieu n’est peut-être pas au courant pour Gwendoline et Erwann, mais il a l’air d’avoir entendu parler des récentes frasques de son partenaire au tempérament de feu. Sans le savoir, il vient de valider les accusations déjà formulées par Jeanne, et qui n’étaient, jusqu’à présent, que des rumeurs lancées autour de la machine à café.

— Je ne sais pas pour quelles raisons il a agi ainsi ces dernières semaines, mais il a oublié de conserver une certaine éthique avec ses modèles. Avant, il était beaucoup plus à cheval sur les règles de bienséance. Il était connu pour être irréprochable.

La dernière phrase reste en suspens dans l’air. Si Matthieu sait quel lien les unit, son discours devient ambiguë. Veut-il le défendre ou l’enfoncer ?

— Mais c’est un mec bien dans le fond. Je l’ai toujours apprécié. Et en plus, il est très talentueux. Il faut juste qu’il arrête ses conneries. Toutes ses conneries.

Il essaie donc de le défendre et de l’enfoncer.

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