Chapitre 35 : La garçonnière
Plongés dans une discussion animée au sujet de leur avenir commun, Gwendoline et Erwann affichent un regard étonné lorsque le panneau Nantes leur indique une arrivée imminente.
— Je te dépose où ? lui demande-t-elle.
— Chez moi, si tu veux bien, répond-il complètement blasé.
Ce dernier ne décolère pas depuis l’annonce de la mauvaise nouvelle sur le chemin du retour. La culpabilité le ronge autant que la rouille le ferait sur un vélo laissé à l’abandon, et rien ne semble le faire sortir de son état. Ni les mots rassurants gorgés d’optimisme de sa compagne, ni la perspective de leurs retrouvailles en tête à tête.
— J’ai besoin d’une douche et de me changer, ajoute-t-il. On mangera là-bas. Je vais te guider.
Suivant ses indications, Gwendoline les conduit jusqu’à la résidence ultra sélecte où le breton a élu domicile depuis quatre ans. L’immeuble possède huit étages et son appartement en duplex se trouve au tout dernier. Ce petit bijou immobilier est devenu son deuxième chez-lui lorsqu’il a divorcé d’Alice, partie refaire sa vie avec Loïc. Sa fille ne vient que rarement ici, cette dernière préférant surfer sur les vagues de la côte sauvage crozonnaise qu’arpenter le béton de la ville.
Gwendoline se gare à l’emplacement désigné par son compagnon, qu’elle regarde d’un œil inquiet. Il n’a vraiment pas l’air dans son assiette. Quand elle se sent aussi mal que ça, elle a tendance a préféré la solitude à la compagnie des gens. À contrecœur, elle lui propose :
— Si tu as besoin de rester seul un moment, je peux te laisser. Je ne veux pas m’imposer.
Erwann tourne aussitôt la tête de droite à gauche, en lui prenant la main.
Surtout pas.
— Reste avec moi s’il te plaît.
Elle accepte volontiers l’offre, désireuse de passer du temps seule avec lui, après trois jours passés sans le toucher et surtout, après la peur qu’elle a eue qu’il finisse derrière les barreaux.
Le portier d’une soixantaine d’années les accueille avec un air surpris en voyant Erwann arriver. Avec ses boots lâches sans lacet, ses fringues crades et ses cheveux en pétard, on dirait un épouvantail.
Ça va devenir une habitude de revenir au bercail dans un sale état ?
— Monsieur, vous allez bien ? s’enquiert-il en se redressant respectueusement.
— Très bien, Paul, merci. Ça va on ne peut mieux !
Le ton est parfaitement ironique, mais personne n’a l’air de le relever. Suivi des yeux par l’employé de service ahuri, le couple prend l’ascenseur qui les conduit au huitième niveau et s’ouvre sur un pallier ne comprenant que deux portes. L’appartement d’Erwann occupe la quasi-totalité du dernier étage.
Erwann déverrouille la porte d’entrée et laisse sa partenaire pénétrer la première dans le vestibule, guettant du coin de l’œil sa réaction. C’est la première fois qu’elle découvre son antre, un splendide appartement-terrasse surplombant la ville, avec une vue imprenable sur l’Erdre.
— Bienvenue dans ma « garçonnière ».
Il balance ses chaussures dans le couloir d’un coup de pied. Chacune atterri dans un bruit sourd sur le sol lumineux et étincelant de propreté.
— Ta garçonnière ? s’étonne-t-elle.
N’est-ce pas le nom que l’on donne aux endroits dévoyés où les hommes reçoivent leurs multiples conquêtes ? Pas sûr qu’il ait choisi la bonne approche pour la rassurer, remarque-t-elle, amusée.
— C’est comme ça que l’appelle Alice, explique-t-il avec un sourire contrit. Elle a toujours critiqué cet achat, supposant qu’il allait devenir un repaire de femmes désœuvrées à la recherche d’un mec fortuné. Comme si elle avait été jalouse, ou un truc du genre. Ce qui est à la fois comique et culotté de sa part, quand on pense que c’est elle qui m’a trompé et a mis fin à notre mariage.
Elle pose son sac sur un banc prévu à cet effet.
— Tu lui en veux pour ça ?
— De m’avoir trompé ?
Elle hoche la tête, se sentant très indiscrète de lui avoir posé la question. Cela ne la regarde pas après tout et, connaissant son côté secret, elle espère ne pas le gêner en se montrant intrusive.
— Non. Finalement, elle nous a rendu service à tous les deux. J’en parlais il y a peu avec Richard et il m’a fait remarquer à quel point nous étions malheureux ensemble. Je ne savais pas que cela se voyait autant de l’extérieur. Je pensais qu’on arrivait à donner le change, mais je me leurrais. Donc, même si cela m’a fait mal, elle a eu raison. D’une certaine façon, elle a été plus courageuse que moi. Quand un mariage ne t’apporte plus ce pour quoi tu avais signé, à quoi bon persister ?
Tout en posant son paquet de clopes, son portefeuille et ses clefs de voiture dans le vide poche, il conclut en souriant :
— Le mariage n’est pas une prison et je sais de quoi je parle maintenant.
Tandis que Gwendoline pénètre dans le somptueux duplex et commence à faire le tour du propriétaire, découvrant au fur et à mesure le salon-salle à manger et la cuisine américaine ouverte, Erwann se débarrasse de ses affaires souillées dans le vestibule. Puis, en caleçon, il déclare :
— Je prends une douche rapide avant de manger.
— Je croyais que tu avais faim ?
— Je n’ai pas menti, se défend-il avec un léger sourire en coin. Mais je ne peux plus me sentir.
Au sens propre comme au sens figuré.
— C’est vrai que t’es cradingue, confirme-t-elle en s’approchant de lui, contredisant ses propos.
Elle l’embrasse sur la bouche, sur laquelle persiste un léger goût de cigarette.
— Je peux t’accompagner sous la douche ?
Il opine du chef, les yeux éclairés d’une fugace lueur de désir. Il a beau la réprimer pour ne pas paraître trop empressé, Gwendoline ne s’y trompe pas et se coule davantage contre son corps.
— Si c’est une invitation, je vais avoir du mal à y résister, avoue-t-il sincèrement. Comme je te l’ai dit, j’ai faim…
Au sens propre comme au sens figuré, donc.
— Alors montre-moi où est la salle de bain.
Il saisit sa main et la conduit à l’étage. Les deux plus grandes chambres que comprend le duplex, dont la suite parentale d’Erwann, sont situées au premier niveau. Lorsqu’il ouvre la porte au fond du couloir, elle découvre une pièce tout ce qu’il y a de plus masculine. Elle la détaille d’un œil sceptique, fixant des yeux la tête de lit noir en cuir damassé et les tables de chevet sans aucune fioriture, puis hume le parfum de musc et de cèdre qu’elle exhale. C’est celui, reconnaissable entre mille, d’Erwann.
— Elle a raison ton ex. Ça fait garçonnière. Tout le reste de l’appartement est ainsi ?
— La visite aura lieu plus tard. J’ai besoin de ton aide ici.
— Ah oui ? Tu veux mon avis sur la déco ? l’interroge-t-elle amusée. C’est un peu trop sobre à mon goût. Ça manque de bouquins.
— Les livres sont rangés dans la bibliothèque du salon, en bas. Chaque chose à sa place, une place pour chaque chose, dit-il en lui embrassant la tempe.
Ils sont tous les deux postés dans l’encadrement de la porte. Il se tient derrière elle, comme il le fait souvent. Elle aime ce côté rassurant, toujours à surveiller ses arrières.
— Le ménage a l’air fait, ce n’est donc pas pour ça que tu as besoin de moi visiblement.
— Je ne te demanderai jamais de faire le ménage, ni chez moi, ni chez nous.
— Erwann, le sermonne-t-elle gentiment, vas-y mollo.
— Pas envie. Parce que je veux vivre avec toi. Te regarder te réveiller tous les matins, m’endormir à tes côtés tous les soirs. Te trouver pieds nus dans la cuisine à boire des camomilles quand tu auras des insomnies…
— Je n’ai jamais d’insomnie, je dors comme un bébé… sauf depuis que je te connais… plaisante-t-elle à moitié. En plus, je suis bourrée de défauts, tu n’en connais pas la moitié.
— Je n’en vois aucun.
— J’écoute la musique beaucoup trop fort.
— Ça tombe bien, je suis presque sourd d’une oreille.
Elle éclate de rire, suivi d’Erwann, qui savoure leur complicité retrouvée. Conservant son attitude charmeuse, de sa voix rauque, il continue de lui énumérer ses fantasmes de vie de couple idyllique :
— Si on vivait ensemble, je pourrais cuisiner pour toi, comme je l’ai fait la première fois que tu es venue à la maison. On lirait tous les soirs sous la couette, comme au phare, et tu m’enseignerais tes techniques de vaudou pour apprendre à me calmer. Tu me donnerais ton opinion sur mon travail et j’écouterai tes conseils avisés...
— Tu as déjà du mal à m’écouter quand il s’agit des voitures, le coupe-t-elle, hilare.
— Je ferai de gros efforts, lui promet-il, en riant.
— Mets-moi ça sur papier et j’y réfléchirai...
Oh mais les papiers sont déjà prévus...
Erwann sourit béatement, ce qu’elle n’arrive pas à interpréter, étant donné qu’elle n’a de cesse de freiner son enthousiasme.
— Lecture tous les soirs, ça me botte. Pas de Netflix, alors ? Il y a bien une télé dans ta chambre, pourtant, désigne-t-elle d’un signe de tête.
— Seulement lorsqu’on sera malades, ou en guise d’entracte, quand on fera l’amour, le temps que je me remette. Sauf si je mets ce temps à profit pour m’occuper de toi…
— On va vraiment être épuisés avec un tel programme, rit-elle.
— Épuisés… mais heureux.
Il l’invite à entrer à l’intérieur de la chambre spacieuse, et la conduit vers la salle de bain, séparée du reste de la pièce par une épaisse porte coulissante. Lorsqu’elle pénètre dans la grande alcôve dédiée aux ablutions, ses yeux s’arrondissent. Baignoire hydro-massante deux places digne d’un vrai jacuzzi. Douche à l’italienne pour quatre, six personnes ? Lavabo double vasque en grès noir. Elle s’arrête, songeuse, se remémorant leur week-end en amoureux.
— Tu te rappelles le bain ? demande-t-elle émue, la voix éraillée.
— Comme si c’était hier. Aucun détail ne m’a échappé, je te l’ai dit. J’y ai tellement repensé depuis…
— Tu as regretté que l’on n’ait pas fait l’amour en avril ?
— Non.
Il appuie sur l’écran tactile d’une radio murale et sélectionne une playlist, puis la reprend dans ses bras. La musique diffusée dans les enceintes couvre agréablement l’écho de leur voix résonnant contre la faïence brillante de propreté.
— Je n’ai pas regretté non plus, renchérit sa partenaire, parce que je ne voulais pas que l’on se presse, mais après… je me suis dit que j’avais été bête. C’est d’ailleurs pour ça que je suis revenue à Crozon.
— Pour qu’on fasse l’amour ?
— J’ai ressenti le besoin de m’unir physiquement à toi. Je me sentais vraiment en manque de toi, incomplète. Je savais qu’il y avait de l’amour entre nous, des sentiments forts et une attraction de dingue. J’étais persuadée que ce serait absolument merveilleux, je voulais connaître cette plénitude avec toi. Je savais que nous deux, c’était fusionnel. Chacune de tes caresses, chacun de tes baisers m’avait laissée encore plus avide de toi, de ton corps, de tout le reste. Je ne peux même pas expliquer cela avec des mots...
— Avec de telles attentes, tu n’as pas été déçue la première fois ?
— Déçue ? Oh… non. Cela a été au-delà de mes attentes, crois-moi. Parce qu’imaginer, c’est agréable, mais le vivre… c’était… wow. Et c’est toujours wow depuis.
Elle se tourne vers lui et l’embrasse de nouveau.
— Wow malgré mes frasques ? demande-t-il, sincèrement inquiet.
— Malgré tes frasques, oui, le rassure-t-elle. Cela ne change rien à l’amour que j’ai pour toi.
Il lui rend son baiser, plus tendre que jamais. Lorsqu’il se détache pour plonger ses yeux dans les siens, elle s’enquiert à son tour :
— Tu as été déçu la première fois qu’on a fait l’amour ?
— Tu plaisantes ? Tu es sérieuse quand tu me demandes ça ? Tu penses réellement que je n’ai pas aimé ?
— Non… je veux juste… connaître ton opinion.
— Je crois qu’à un moment j’ai oublié mon nom.
Elle éclate de rire.
— Tu es resté longtemps sans bouger au début, reconnaît-elle, en se remémorant la scène.
— J’étais sous le choc, sourit-il. Je me suis mis la pression dès que je t’ai connue… Tu avais beaucoup d’expérience. Malgré le fait qu’on ait le même âge, j’en avais moins. J’avais peur de ne pas être à la hauteur…
— C’était irrationnel Erwann… tu as été… magistral.
— Quand on aime quelqu’un, tout devient exceptionnel. Je n’ai pas de mérite, c’est l’amour que tu m’as offert qui m’a rendu bon. Tu m’as accepté avec ma gueule cassée et mes casseroles, c’était… inespéré pour moi.
Sa voix tremble, comme s’il avait toujours du mal à réaliser qu’elle était réellement devant lui, en chair et en os. Pourtant, Gwendoline avait eu les mêmes craintes que lui, ce qu’il avait tendance à oublier :
— Tu avais accepté mes casseroles aussi au début et c’était inespéré pour moi également. Personne ne comprenait mes handicaps émotionnels, mes peurs, mes blocages, mes incertitudes et mes doutes. Sans parler de mon métier...
— Non seulement je les accepte, mais je les aime qui plus est. Tu ne serais pas toi sans eux. Et je te veux, toi… parfaitement imparfaite, avec ou sans musique trop forte. Et je te veux de toutes les manières possibles, dit-il en lui caressant la joue.
Il dégage les mèches de cheveux rebelles qui tombent devant son visage. Elle avale sa salive si difficilement que sa gorge lui semble sèche.
— Déshabille-moi, murmure-t-elle.
Le sourire d’Erwann s’élargit en entendant cette proposition qu’il a déjà reçue il y a plusieurs mois.
— Cette fois, j'aurai le droit de faire plus que te déshabiller ?
Son regard s'illumine d’une plus grande lueur de désir. Gwendoline rougit, ça fait longtemps qu’il ne l’a pas vue si troublée, presque craintive de la suite, comme s’ils n’avaient encore jamais fait l’amour. Peut-être la nouveauté du lieu, ou le fait qu’elle soit dans son univers à lui.
Répondant à sa requête audacieuse, Erwann se poste derrière elle pour dézipper la fermeture éclair de la robe recouvrant tout le haut de son dos. Il écarte sa chevelure argentée sur le côté de son cou pour dégager sa nuque, et fait glisser le zip jusqu’au milieu de sa colonne vertébrale. Il abaisse l’un des pendants du tissu, le faisant tomber sur son bras, dévoilant sa nuque et son épaule droite tatouées, ainsi que son sein du même côté. Sa main gantée de bandage caresse son épaule nue et, tout en continuant le long de son bras avec douceur, il l’embrasse dans le cou. Elle frémit. Tandis qu’elle se laisse porter par la volupté de leurs échanges, un rythme musical connu, en provenance des hauts parleurs, attire son oreille. Gwendoline en traduit spontanément les paroles :
— « Je t’appartiens et tu m’appartiens aussi »…
Erwann s’arrête et l’observe, surpris par cette déclaration.
— Hein ?
— « I belong to you », répète-t-elle à voix haute. La chanson de Lenny Kravitz... Comme dans ta lettre. « J’aurais aimé te faire l’amour, pour être au plus près de toi, pour t’appartenir, et que tu m’appartiennes aussi. »
Il se souvient de ces mots. Ce sont les siens.
— La lettre. Tu l’as lue finalement.
— Oui, et cela m’a beaucoup touché, même si sur le moment, je n’étais pas prête à l’admettre. Je crois que c’est en la lisant que j’ai compris... que je ne pouvais pas renoncer à toi...
Contre toute attente, sa missive n’était donc pas restée lettre morte. Il avait eu raison de l’écrire, quand bien même il avait cru que cela ne servirait à rien. Écrite avec le sang des larmes de son cœur blessé, elle avait porté ses fruits.
Réalisant sa chance, Erwann la serre plus fort dans ses bras, muet de bonheur.
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