Chapitre 37 : Le short rouge
La chaleur de ce samedi après-midi s’étire, se prolonge… Mais le soleil commence à descendre, poursuivant sa course inaltérable, laissant apparaître des lumières plus douces et subtiles.
Allongée sur son torse, elle caresse sa peau en suivant les dessins de ses tatouages.
— C’était comme une sorte de baptême.
— Une renaissance.
— Un nouveau départ, renchérit-elle.
— Exactement.
Elle descend la main sur son aine et la pose sur sa dernière œuvre encrée : « IGNOSCE ME ».
— Celui-là, tu l’as fait quand ?
— Deux ou trois semaines après t’avoir envoyé la lettre, en juin. J’étais dans le même état que toi au moment où tu avais compris que tu allais devoir apprendre à vivre sans Stéphane. Je me souvenais de ce que tu m’avais dit au phare et cela résonnait en moi. Se donner un nouvel objectif, pour continuer à avancer, à se projeter. J’espérais encore que tu reviennes sur ta décision. Que tu me pardonnes. Je l’ai mis là où personne ne pouvait le voir hormis toi, là où personne n’irait à part toi. Là où je voulais que tu sois la seule à me toucher. Il n’attendait que toi.
Il se revoit à cette période douloureuse. La détresse qui grandissait au fur et à mesure que les jours passaient et que ses espoirs s’amenuisaient. Comme elle, il avait eu besoin de faire quelque chose pour aller de l’avant. Ce tatouage l’avait encouragé à y croire toujours un peu. C’était son guide, sa boussole. Manuella et ses insultes avaient été leur dernier lien. Avec ce tatouage, il avait voulu jouer les prolongations.
— Et pourtant, il y a eu ensuite toutes ces filles, qui l’ont vu, qui y ont été, qui l’ont touché.
Sans oublier celles dont tu ne m’as jamais parlé...
— Je sais, reconnaît-il à contrecœur. Mais aucune ne sera jamais sur ma peau. Et comme le dit si bien l’expression, maintenant, je t’ai dans la peau.
Alors qu’elle s’apprête à lui lancer une perche concernant ses très nombreuses et très récentes conquêtes, son estomac émet des grondements sonores dignes d’un dragon dans une caverne.
— Tiens, le retour ! s’exclame-t-il en embrassant son ventre creux. Ça faisait longtemps.
Elle éclate de rire. Erwann la quitte pour se lever et enfiler un short long.
— On a besoin de reprendre des forces. Comme je viens de revenir sur Nantes, je n’ai pas eu le temps de faire les courses. En revanche, j’ai une demie quiche aux poireaux faite maison au congélateur et c’est une tuerie.
— Avec plaisir, se réjouit-elle, l’eau à la bouche. Mais d’abord, laisse-moi refaire ton bandage. Tes doigts sont encore gonflés.
À l’étage inférieur du duplex, face au salon/salle à manger se dresse une superbe cuisine américaine, ouverte sur le séjour, d’inspiration industrielle, tout en bois de manguier et métal vieilli. On dirait la double page du catalogue Maison du Monde sur lequel Gwendoline adore s’extasier en rêvant à sa nouvelle vie. La crédence en briques rouges, caractéristique de l’esprit des vieux lofts anglais, lui rappelle son récent séjour à Londres, lorsqu’elle avait emmené sa fille visiter les studios Harry Potter.
Le plan de travail neuf est spacieux et impeccable, éclairé par de petites ampoules orientables. Au-dessus de l’îlot central, sur lequel Erwann installe leurs assiettes, pendent trois suspensions en aluminium, reliées par une tringle. La machine à café est digne d’un coffee shop, aussi grosse qu’un mini frigo et remplie de boutons et de fonctionnalités, semblable à platine de DJ. Comme celle de la villa. Lui revient en mémoire la voix de crécelle d’Anaïs la foldingue qui s’énervait dessus le matin de leurs retrouvailles. Gwendoline ferme les yeux et chasse ce souvenir déplaisant.
Assise sur l'un des tabourets hauts entourant la table de cuisine, habillée d’un legging noir et d’un pull kaki à capuche empruntés à Manon-Tiphaine, l’invitée d’Erwann dévore le plat chaud.
Enfin, l’invitée... parce qu’elle s’obstine encore. Elle connaît les projets de son hôte et à cet instant, alors qu’elle est immergée dans ce superbe appartement de standing, elle se verrait tout à fait vivre dedans. Tout en détaillant son environnement d’un œil curieux, Gwendoline le complimente à propos du repas, avec un enthousiasme non dissimulé :
— Hummm, c’est délicieux. C’est toi qui l’as faite ?
— Avec Manon, oui.
— Je ne manquerai pas de la féliciter quand je la reverrai alors, promet-elle, avant de piquer du bout de sa fourchette une bouchée fumante qu’elle porte à ses lèvres pour souffler dessus.
Le souvenir de sa première rencontre avec la jeune fille lui traverse l’esprit, lors de leur merveilleuse visite à l’Océarium de Brest. Ce jour-là, les deux femmes avaient passé l’après-midi à se découvrir, à s’appréhender et, rapidement, elles étaient devenues très complices, bien au-delà de ce qu’Erwann avait espéré. Ce dernier avait passé son temps à les oberver avec des yeux émus, le cœur prêt à exploser.
— Comment va-t-elle ? s’enquit Gwendoline, le visage éclairé par ses réminiscences.
— Mieux. Après une rupture express avec Clara, elle est retournée avec elle, et est de nouveau très…. amoureuse. Et donc toujours aussi tête en l’air.
— L’un ne va pas sans l’autre, commente-t-elle, avec un clin d’œil.
Si les absences de Gwendoline signifient qu’elle est accroc à Erwann, alors au vu de toutes ses récents oublis, elle est carrément éprise du beau Breton jusqu’à la moelle.
— Manon n’a pas arrêté de me parler de toi après notre week-end au phare.
— La pauvre, elle n’a pas dû comprendre, dit-elle soudainement plus sombre. Je m’en veux.
— Tu l’as dit toi-même, Gwen, on ne peut pas les mettre sous cloche.
— Oui, je sais bien, mais tout cela aurait pu être évité, ajoute-t-elle songeuse.
Fugacement, elle ressent une pointe de colère la saisir à la pensée de sa violente dispute avec Manuella.
Oui, tout cela aurait pu être évité.
— Manon sait que l’on se revoit désormais et en est ravie. Je la soupçonne même de faire des plans sur la comète.
Gwendoline se met à rire en reposant ses couverts et en s’essuyant la bouche. Voyant qu’Erwann a fini son repas également, elle se lève et commence à débarrasser.
— Décidément, cette jeune fille te ressemble vraiment beaucoup, Monsieur « Plan sur la comète », le taquine-t-elle.
Erwann éclate de rire en se levant à son tour pour l’aider.
— Je l’ai eue hier au téléphone. C’est la seule personne que j’ai pu appeler lorsque j’étais à la gendarmerie. Je lui ai expliqué que j’avais eu une embrouille avec un autre photographe. Normalement, elle est chez sa mère en ce moment, mais je ne voulais pas qu’elle s’inquiète. Dès que cela sera possible, on retournera ensemble à Crozon, avec Emma si tu le souhaites, et on les fera se rencontrer. J’aimerais aussi que tu rencontres ma mère et mon beau-père… pour pouvoir enfin leur présenter celle avec qui je... suis…
Il hésite, habitué à ce que sa compagne prenne peur face à ses déclarations solennelles.
— … En couple ? termine-t-elle, en souriant.
Il lève un sourcil, agréablement surpris.
— Tu progresses, Gwen.
Elle lui jette le torchon avec un rictus en coin.
— Allons nous promener, suggère-t-elle en se tournant vers la baie vitrée. Le coucher du soleil est magnifique en bas de chez toi. Il donne sur l’Erdre et ça vaut le coup d’œil.
— Tu crois que le photographe que je suis ne l’a jamais remarqué ? réplique-t-il ironique. Je te donne une veste, ça va se rafraîchir.
L’après-midi touche à sa fin et la lumière dorée, annonçant le déclin du jour, englobe le paysage de ses couleurs douces et chaleureuses. Des teintes orangées se mêlent aux tonalités d’azur qui, d’ici peu, seront plus mauves que bleues, dans un dégradé tout en nuance.
Tout en s’habillant plus chaudement, Erwann déclare :
— On va trouver un endroit calme pour se poser et l’admirer. Je connais un super spot sur les berges, avec un ponton souvent désert.
Ils partent à pied, s’immergeant dans la forêt dense et ombragée qui entoure les immeubles de standing, à la recherche de cet espace tranquille où ils ne seront pas dérangés.
La canicule de ces dernières semaines a asséché les chemins de terre qu’ils parcourent avec plaisir. L’air est doux et parfumé d’odeurs boisées, et plus ils s’enfoncent au cœur de ce labyrinthe végétal, plus le silence remplace les bruits de la ville attenante. Rapidement, seul le son de leur pas vient troubler la paix environnante.
Ils se tiennent par la main et marchent au même rythme, profitant d’une nature dont l’agitation ralentit. Le chant des oiseaux s’est éteint pour laisser place au repos de la faune et de la flore. Au bout d’une demie heure à arpenter la vallée de l’Erdre, ils se trouvent nez à nez avec un panneau leur signalant le début d’une propriété privée.
Au fond d’une allée, derrière la barrière en bois usée qui en délimite le périmètre, apparaît une sorte de manoir, de toute évidence laissé à l’abandon. Bien que conscient du caractère illégal de sa démarche, Erwann enjambe le portail en demandant à Gwendoline de rester là, le temps qu’il fasse le tour du propriétaire.
— Ce serait un lieu parfait pour un shooting urbex pour ma prochaine exposition, s’extasie-t-il, en revenant quelques minutes plus tard. La bâtisse est fermée mais avec un pied de biche, on doit pouvoir pénétrer à l’intérieur. Et il y a un étang à l’arrière qui peut aussi servir de décor. En plus, les façades sont complètement délabrées et taguées. C’est carrément génial.
— Mais c’est interdit, argumente-t-elle.
— Comme tous les lieux « urbex », sourit-il.
— Avec le sursis qui te pend au nez… ce n’est sûrement pas le moment d’en rajouter.
— Je ne vais pas passer en jugement tout de suite. D’ici là, on reviendra le faire, et ce, aussi bien de jour que de nuit.
— On ? Tu veux le faire avec moi ?
— Bien sûr ! Avec qui d’autre ?
— Je ne sais pas… mais vu l’opinion que Jocelyn avait de mon travail, je ne pense pas que je vais continuer… Et puis, j’ai déjà perdu une agence. Ça va devenir compliqué.
— J’ai des relations, Gwen. On trouvera une solution. Et comme tu vas être au cœur de ma prochaine exposition, tu vas gagner en visibilité et retrouver plus facilement du boulot.
— Si tu le dis…
C’est alors que des voix leur parviennent en provenance du chemin par lequel ils sont arrivés. Erwann repasse la barrière en sautant. Un groupe de personnes se rapproche bruyamment du manoir abandonné et avance dans leur direction. Les mains en porte-voix, ils appellent un animal ou une personne, détail que les amoureux ne parviennent pas encore à distinguer. Erwann tend l’oreille et entend un homme, qu’il devine en détresse, se lancer dans une longue tirade paniquée :
— Killian, où es-tu mon garçon ? Viens voir papa, mon chéri ! Allez viens, arrête de jouer à cache-cache maintenant ! On t’attend mon grand, allez viens Killian !
D’un pas décidé, il part à sa rencontre tandis que l’homme corpulent remonte le chemin vers lui, essoufflé. Gwendoline quitte le portail à son tour et les rejoint.
— Bonjour, Monsieur, Dame, ahane l’inconnu, affichant des difficultés pour respirer.
— Bonjour Monsieur, il y a un problème ? s’enquiert Erwann, l’air grave.
— Killian, notre petit garçon, a disparu depuis un petit moment. Je suis son père, ma femme est en bas avec mon grand fils. Vous ne l’auriez pas vu par hasard ?
Erwann et Gwendoline tournent la tête de concert en guise de réponse négative.
— Comment est-il ? Décrivez-le-nous s’il vous plaît, demande Erwann.
— Un petit gars blond à peu près cette taille, avec un short rouge et un tee-shirt blanc. Il a cinq ans.
Gwendoline frémit. Son sang se fige dans ses veines. C’est vraiment un tout jeune enfant.
— Depuis combien de temps est-il parti ? interroge Erwann à nouveau.
— On s’en est rendu compte il y a vingt ou trente minutes, à peu près. On mangeait à la table de pique-nique là-bas, située juste au bord de l’eau, indique du bras l’homme aux yeux rougis. Il était à côté de nous à jouer avec un bâton et soudain, on ne l’a plus vu ! Comme s’il s’était volatilisé ! On est à sa recherche depuis tout ce temps.
— Son prénom c’est Killian, c’est bien ça ?
— Oui, monsieur, répond le père, au supplice.
— Bon, nous sommes cinq, avec votre femme et votre autre garçon, constate Erwann. Nous allons nous répartir les zones. J’ai un brevet de maître-nageur, donc je vais longer le bord de l’Erdre et vérifier… qu’il n’y est pas.
Il préfère se raviser plutôt que d’évoquer la possibilité d’une noyade.
— Oh seigneur, faites qu’il ne lui soit rien arrivé, geint le père aux abois.
— Retournez rejoindre votre femme, lui conseille Erwann, et ensemble allez ameuter les autres promeneurs en forêt. Dites-leur de venir vous aider. Décrivez-leur l’enfant, le short rouge surtout, il sera facilement repérable.
— Il ne sait pas nager, précise le père de plus en plus paniqué.
— D’accord, monsieur, allez-y maintenant, le temps nous est compté.
— Vous avez appelé les secours ? demande Gwendoline d’une voix douce.
L’homme répond par la négation.
— Ok, je vais le faire, déclare-t-elle en sortant son téléphone.
— Gwen, après ton coup de fil, retourne auprès de la maman, s’il te plaît, lui glisse Erwann en aparté.
Elle opine du chef et, le regard inquiet et suppliant, lui dit :
— Trouve-le, s’il te plaît.
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