Chapitre 50 : L’avocate

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La pièce où se déroule l’entretien n’est guère spacieuse et Erwann s’y sent oppressé. Pourtant, la cellule de garde à vue dans laquelle il était juste avant n’était pas plus grande, ni accueillante, mais il y était seul. Partager un espace aussi réduit avec une autre personne le rend mal à l’aise. Le temps alloué à leur rendez-vous est de trente minutes, pour préparer son audition.

Trente minutes avant d’être jeté dans la fosse aux lions.

— Bonjour Monsieur le Bihan, asseyez-vous.

— Bonjour Maître Granjouan.

Le ton est cérémonieux mais pas glacial. Les deux personnes se sont déjà rencontrées à plusieurs reprises. Erwann avait l’habitude de voir son avocate dans d’autres circonstances qu’aujourd’hui. Des circonstances plus agréables, dans des lieux plus luxueux, respectant le cadre de vie privilégié auquel il est habitué. Aujourd’hui, une table et deux chaises font office de salon de thé de fortune, les boissons chaudes et les pâtisseries raffinées ont disparu, et la salle minuscule n’est décorée d’aucun des apparats dont il est coutumier.

À leur dernière entrevue, Erwann était du bon côté de la barrière, du côté de ceux qui ont le pouvoir et les bonnes cartes entres les mains. Mais à présent, la situation est inversée et il prend place sur son siège comme un condamné à mort se tiendrait sur une chaise électrique. Prêt à être pulvérisé.

Marylène Granjouan s’installe face à lui. La femme est ronde et grande et, rapidement, leur proximité est inéluctable dans cet espace réduit. Ils se touchent presque. Elle est habillée sobrement, dans des habits civils. Elle lui a fait grâce de son impressionnante tenue officielle de magistrate, qu’elle ne doit porter qu’au tribunal. Cela lui donne l’air plus accessible et moins donneuse de leçon, encore qu’il ait bien conscience qu’elle est là pour l’aider et le défendre, non pour l’enfoncer. Malheureusement, la position délicate d'Erwann lui donne sentiment d’être une minable ordure prête à être ramassée par les éboueurs. Il n’arrive pas à se sentir d’égal à égal avec la personne en face de lui, comme cela avait été le cas les autres fois.

— Comment se passe votre garde à vue ? introduit-elle avec calme, en ouvrant ses dossiers.

— En dehors du fait que je n’ai rien à faire là, tout va bien, si je puis dire.

Son nez ne saigne plus. Il n’avait pas été cassé lors de son arrestation musclée, juste plaqué un peu trop fort contre le mur par des flics plus robustes et mieux entrainés que lui. Le médecin l’avait examiné à son arrivée et lui avait collé des morceaux de coton dans les orifices pour empêcher le sang de se répandre sur son visage suffisamment esquinté. On lui avait encore demandé comment il s’était fait cette sculpturale cicatrice. Il avait expliqué pour la millième fois, fatigué de répéter toujours les mêmes mots vides de sens, à force d’être trop souvent prononcés. Une bagarre qui avait mal tourné, avait-il déclaré, en ayant une pensée fugace pour Quentin.

— Il y a forcément une erreur, je n’ai jamais violé personne, reprend Erwann, aux abois.

— Oui, j’entends votre discours, Monsieur Le Bihan. Je suis venue ici à votre demande, parce que nous avons travaillé ensemble sur le dossier « Thomas Frachon », qui voulait s’approprier l’héritage de votre père, mais je suis avocate d’affaires civiles, spécialisée en droit des familles, je ne m’occupe pas d’affaires au pénal. Or pour l’affaire qui vous concerne présentement, si l’enquête aboutit et que les accusations de viol sont maintenues, le procès aura lieu aux assises, et vous devrez être représenté par un avocat pénaliste, s’occupant des crimes et délits.

— Alors, il me faut maintenant deux avocats, soupire-t-il. J’ai encore besoin de vous.

— D’accord. Quelle est votre requête ?

Puisque l’avocate est là, autant lui parler de l’autre histoire qui l’inquiète.

— Quelques jours avant mon arrestation, un jeune homme s’est présenté à mon domicile et il s’avère que c’est mon fils.

— Ah.

— Fils dont je n’ai jamais entendu parler, au demeurant, puisque sa mère me l’a caché.

— D’accord. Quel âge a-t-il ?

— Dix-huit ans. Il est né deux ans avant ma fille, Manon.

Il aimerait dire mes filles, mais sait bien que le contexte n’est pas approprié aux confidences de ce genre. Une seule de ses filles est vivante, bien que les deux apparaissent sur son livret de famille. Malheureusement, la petite Marie, qui devait normalement s’appeler Tiphaine à la naissance, repose depuis bientôt seize ans dans son petit caveau d’enfant. Manon avait alors hérité des deux noms accolés, une exigence d’Alice, dont le père se serait bien passé à l’époque. Elle avait eu peur qu’ils l’oublient. Comme si cela avait été possible ! Il était évident qu’il n’avait jamais eu besoin de ça pour se rappeler, qu’en réalité, il avait deux enfants.

Enfin trois maintenant.

— La rencontre avec votre fils s’est bien passée ? demande l’avocate en le tirant de ses songes.

— Oui. Nous devions nous revoir mais…

— Oui, le temps vous a manqué, comme on dit. Êtes-vous sûr que c’est votre fils ?

— C’est ma photocopie.

— Je vois, dit-elle en sortant son carnet à spirales pour noter les informations.

Tout en écrivant, elle lui explique qu’elle va entrer rapidement en contact avec le jeune garçon pour lui proposer de lancer une procédure de reconnaissance de paternité. La démarche est encore possible car l'âge limite du délai de prescription est de vingt-huit ans. Ensuite, Erwann pourra le reconnaître et, le cas échéant, lui donner son nom de famille s’il le souhaite.

— Comment s’appelle-t-il ?

— Anthony Barra. C’est le nom de sa mère, Solvène Barra. Un homme l’a élevé et il le considère comme son père, mais ce dernier ne l’a pas adopté.

— Dans la situation actuelle, c’est une bonne chose. Cela facilitera le dossier. Une fois les tests de paternité confirmant que c’est bien votre fils, si tel est le cas, alors, vous pourrez l’inscrire dans votre succession à côté de votre fille. Il pourra hériter de la moitié de vos biens, partagés à égalité entre vos deux enfants.

— Justement, c’est ce qui me dérange, reprend Erwann en essayant de masquer son trouble.

— Comment ça ?

— J’ai vécu toute ma vie avec Manon, dont je connais les moindres traits de caractère, les plus infimes particularités, et même si j’ai envie d’apprendre à connaître Anthony, nos relations ne sont encore que très formelles.

— Aux yeux de la loi, si c’est votre fils, il aura les mêmes droits à l’héritage que votre fille. La loi n’a que faire des états d’âme des gens, malheureusement. Et je suis bien placée pour le savoir, je vois cela tous les jours.

Elle affiche un sourire résigné, soulignant que, parfois, son travail lui semble purement décoratif et peu représentatif de la réalité de la vie.

— Je comprends. Mais j’imagine que je pourrais peut-être rédiger un testament favorisant Manon, en premier lieu, pour protéger son héritage légalement.

— Oui, il faut refaire un testament avec votre notaire. Vous pourrez par exemple, mettre votre villa au nom de votre fille. Elle ne vous appartiendra plus de votre vivant, mais vous pourrez en conserver l’usufruit jusqu’à votre mort. Ce genre de choses est très courante.

— D’accord. Effectivement, je vais étudier tout ça.

— Pensez-vous que votre fils heu… Anthony, précise-t-elle en lisant ses notes, serait venu vous voir dans le but d’obtenir de l’argent ?

Erwann hésite. Si on lui avait posé la question le jour de leur première et unique rencontre, il aurait répondu non. Mais sa vie a pris une telle tournure qu’il a envisagé tous les scénarios imaginables, y compris les pires. Elle acquiesce, puis se penche vers sa serviette pour en sortir un papier sur lequel apparaît la liste non-exhaustive des six plaignantes et ce qu’elles reprochent à son client. Un document qu’Erwann lui avait réclamé pour essayer de comprendre l’incompréhensible.

L’avocate regarde sa montre. L’entretien est déjà bien avancé et il faut qu’ils abordent les véritables raisons de la présence d’Erwann d’ici, afin de préparer son audition, qui sera sûrement sans pitié. Elles le sont rarement dans les affaires de mœurs et encore moins depuis le mouvement « Me too ». Erwann parcourt la feuille des yeux. Il reconnaît les prénoms des femmes qu’il a rencontrées, mais la plupart des noms de famille lui sont inconnus.

— De vous à moi, que s’est-il passé, Monsieur Le Bihan ?

— Si je pouvais le savoir…

— Vous n’avez rien fait de ce qui vous est reproché ?

— Je n’ai violé aucune femme. Mais j’ai eu une histoire un peu déviante avec l’une de mes dernières… conquêtes. Anaïs, la sixième de la liste. On a joué à un jeu dangereux. Le genre de jeu où vous finissez par dépasser les limites. Et où vous vous retrouvez derrière les barreaux, visiblement.

— Donc les accusations de violence sont vraies ?

— J’ai été violent… à sa demande.

— Une sorte de jeu érotique qui aurait mal tourné ?

— Qui a mal tourné parce que je me retrouve là ! s’exclame-t-il. Mais sur le moment, il n’y a rien eu de grave et elle n’avait pas l’air traumatisé du tout. Au contraire, elle en redemandait. Si je l’avais écoutée, cela aurait été beaucoup plus loin encore. Voilà pourquoi je ne comprends pas sa plainte.

— Était-elle éprise de vous ?

Erwann sourit malgré lui. Éprise ? Accroc, oui. Il raconte à l’avocate les incessantes demandes d’officialisation, pour rendre les choses publiques, pour s’afficher en couple, requêtes qu’il avait toujours refusées. Avec honte, il définit leur relation comme purement sexuelle, même s’il se garde bien d’utiliser le terme « plan cul » pour épargner la magistrate. Difficile de parler de ces choses-là en termes respectueux. Maître Granjouan affiche un air sceptique, avant de reprendre :

— Cela pourrait être une sorte de vengeance alors, des représailles suite à une déception amoureuse. Elle aurait un mobile facile à démasquer.

— S’il n’y avait eu que sa plainte, c’est ce que j’aurais pensé. Mais elles sont six en tout et rien ne les relie, en dehors de moi, bien sûr.

— Vous niez toutes les plaintes pour viols ?

— Absolument. Je ne les comprends pas. J’ai eu bon nombre de relations ces derniers mois, ce dont je ne suis pas fier, d’autant que je me suis comporté avec elles comme un vrai… salaud. Mais je n’ai violé personne. L’une de mes aventures, Amanda, m’a même demandé d’arrêter à un moment et j’ai tout stoppé. Elle n’est pas dans la liste des filles qui m’accusent, évidemment.

— Il faudrait que votre nouvel avocat pour cette affaire recueille son témoignage, il me paraît essentiel.

— Je le lui dirai.

Le discours de l’avocate se veut rassurant. Sans preuves suffisantes concernant les accusations de viols, l’affaire sera reclassée en délit et jugée en correctionnelle pour « agressions sexuelles », ou tout simplement classée sans suite. Cela se terminera alors par un non-lieu, déclare-t-elle sans émotion. Malgré le nombre de jeunes femmes à porter plainte contre lui, si les preuves sont minces, farfelues ou inexistantes, elles seront déboutées. Et son client sortira d’ici la tête haute. Ces mots lui font du bien. Erwann opine du chef, sentant ses muscles se détendre peu à peu à l’écoute de ces perspectives. Pourtant l’inquiétude perce toujours dans sa voix lorsqu’il l’interroge :

— Et dans l’autre cas ?

— Si le dossier est solide, vous serez mis en examen.

— C’est-à-dire ?

Le placement en garde à vue dure vingt-quatre heures, renouvelable une fois, explique-t-elle, didactique. Dans ce cas, à la fin des quarante-huit heures, il y aura une comparution devant le Parquet. C’est au Procureur de la République que revient la décision de saisir ou non le juge d’instruction pour mener une enquête judiciaire. Cette enquête est obligatoire en matière de crime, dont le viol fait partie. Elle vise à établir s’il existe des éléments suffisants pour le poursuivre en justice. Dans le cas d’Erwann, l’enquête pourrait aller vite.

— Pourquoi ? demande-t-il étonné.

— D’une part, parce que les faits sont récents, et d’autre part, parce qu’il y a six plaignantes. Cela accélère les choses dans la majorité des cas.

— S’il y a une enquête, je serai détenu ou libre ?

— Si le juge d’instruction est saisi par le Procureur pour continuer l’enquête, c’est lui qui décidera entre quatre possibilités : vous laisser libre, vous placer sous contrôle judiciaire, sous A.R.S.E. ou demander votre placement en détention provisoire par le juge des libertés et de la détention.

— Qu’est-ce qu’une A.R.S.E. ?

— Assignation à Résidence avec Surveillance Électronique. Un bracelet si vous préférez.

Elle insiste sur le fait que son casier judiciaire vierge et que sa situation familiale et professionnelle considérée comme stable sont autant de bons points à mettre à son actif. L’espoir semble refleurir à nouveau, pourtant Erwann reste sur ses gardes :

— Qu’est-ce qui pourrait justifier mon placement en détention provisoire ?

— Il ne pourrait y avoir que deux raisons plausibles à cette décision, dans votre situation.

L’avocate lui montre deux doigts sur sa main gauche, comme si Erwann était un parfait demeuré. Il ne s’offusque pas de cette attitude infantilisante car il imagine bien qu’elle doit avoir l’habitude de défendre des gens de toutes les catégories sociales, y compris de parfaits abrutis. La seule chose qu’il voit, c’est qu’elle est là pour l’aider. Sa seule présence illumine la pièce grise et sa vie, qui l’est encore plus.

— Quelles sont ces deux raisons ? demande Erwann, concentré.

— La première serait de vous empêcher de faire pression sur les victimes, leurs familles, ou bien les témoins et les familles des témoins. La deuxième raison serait de vous éviter de renouveler votre « crime ».

L’avocate ajoute bien clairement les guillemets imaginaires avec ses mains, pour souligner qu’elle ne croit pas aux allégations faites contre son client. Puis, dans une volonté de se montrer optimiste, elle répète que son dossier ne présente pas d’antécédent, ce qui rend tout à fait possible une remise en liberté dès la fin de sa garde à vue. Avec peut-être un contrôle judiciaire, le cas échéant, ajoute-t-elle avec une moue dubitative, ou une A.R.S.E., en attendant le procès. Si procès il y a, celui-ci aurait lieu d’ici un an et demi à deux ans maximum, précise-t-elle. Cela est dû à la lenteur des tribunaux, complètement saturés. Elle élude très rapidement le fait que le viol soit un crime pour lequel Erwann encourt une peine allant de trois à quinze ans de prison, mais insiste plus longuement sur la possibilité que l’enquête aboutisse à un non-lieu. Alors, toutes les charges pesant contre lui seront abandonnées, argumente-t-elle. Marylène Granjouan passe délibérément sous silence ces juges ultra-féministes qui font des excès de zèle en plein mouvement « Me too », pour s’attirer les faveurs du public et des défenseurs de la cause féminine. L’avocate se montre positive, à l’instar de Gwendoline. Erwann lui en est reconnaissant. Cependant, il a du mal à se prendre au jeu de ce surplus d’enthousiasme. Le poids des accusations lui apparaît trop lourd dans la balance pour ne pas être pris au sérieux. Perdu dans le vaste champ des possibilités, il s’enquiert :

— À quoi dois-je m’attendre, Maître Granjouan ?

— À ce stade, Monsieur Le Bihan, tout est encore envisageable, le pire comme le meilleur.

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